Au cœur de l'affaire Grégory, les expertises en écriture

Quatre lettres anonymes adressées à la famille de Grégory Villemin ont été examinées par les experts.
Quatre lettres anonymes adressées à la famille de Grégory Villemin ont été examinées par les experts. © AFP
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En 33 ans de procédure, l'analyse des lettres anonymes du dossier a désigné Bernard Laroche puis Christine Villemin… et, dans un ultime rebondissement, la grande-tante de l'enfant, Jacqueline Jacob.

Rarement cette profession aura été sujette à autant de passions. Et pour cause : les experts en écriture détiennent probablement l'une des clés de l'affaire Grégory Villemin. Près de trente-trois ans après les faits, c'est en grande partie grâce à une énième analyse des lettres du ou des "corbeau(x)", qui harcelait les parents de l'enfant retrouvé pieds et poings liés dans la Vologne en 1984, que l'enquête a connu le plus improbable des rebondissements. Un travail commandé par la juge d'instruction à une experte judiciaire, Christine Navarro. Et cette conclusion, qui fait naître une nouvelle piste inespérée : Jacqueline Jacob, grande-tante de Grégory, a "vraisemblablement écrit" l'un des courriers anonymes, et "pourrait" en avoir rédigé un autre.

L'écriture "qui se rapproche le plus". En trente ans, les fameuses lettres sont déjà passées entre de nombreuses mains. Au lendemain du crime, elles sont d'abord examinées par deux expertes qui, sans se concerter, désignent Bernard Laroche, cousin du père de Grégory. Toutes deux se basent principalement sur les parties rédigées en écriture cursive, présentant de fortes similitudes avec celle du suspect. Sur l'une des missives, le foulage - une empreinte en creux, laissée par un précédent écrit sur le même bloc-notes -, fait en outre apparaître les initiales "L.B". Mais une irrégularité de procédure rend cet élément inexploitable. Inculpé puis libéré, Bernard Laroche est tué par Jean-Marie Villemin, convaincu de sa culpabilité.

L'enquête explore d'autres pistes. De nouvelles analyses imputent les lettres à un deuxième un "corbeau" : Christine Villemin, la mère de Grégory. Au moins cinq experts notent des similitudes entre son écriture et celle des courriers. Ou, plus exactement, parmi les membres de l'entourage de l'enfant soumis à la dictée par les enquêteurs, c'est elle qui "se rapproche le plus des lettres anonymes", ce qui est "assez significatif", expliquera l'un des experts lors du procès de Jean-Marie Villemin, en 1993. L'instruction du dossier Christine aboutira, lui, à un non-lieu pour "absence totale de charges".

" Est-ce que la marge de gauche est rectiligne ? Quel est l'espace entre les mots ?  "

"On ne peut pas être dans l'eau tiède". Comment expliquer ces premières différences d'interprétation ? "Cela peut-être lié au matériel fourni aux professionnels pour leur travail", avance Claude Toffart-Derreumaux, experte en écritures et documents près de la Cour d'Appel de Paris - qui n'a jamais travaillé sur l'affaire Grégory. "L'examen, très rigoureux, repose sur une ou plusieurs pièces dites 'de question' et plusieurs pièces de comparaison, qui doivent être les plus contemporaines possibles du document litigieux", rappelle-t-elle. "Le nombre de pièces de comparaison et leurs dates changent évidemment le résultat." Or les acteurs de l'affaire Grégory, et notamment Christine Villemin, ont été soumis à plusieurs dictées dans l'année qui a suivi les faits.

Le travail de l'expert consiste ensuite à comparer les lettres dans les moindres détails. "Est-ce que la marge de gauche est rectiligne ? Quel est l'espace entre les mots ? Comment les lettres se forment-elles en majuscule ? Et en minuscule ?", énumère Claude Toffart-Derreumaux. "On relève ensuite des discordances, massives ou pas. Et on donne une réponse qui fait avancer le dossier. On ne peut pas être dans l'eau tiède : c'est le même scripteur, ou ça ne l'est pas."

"Le métier a pu évoluer". Dans l'affaire Grégory, lesdits courriers sont au nombre de quatre. Le premier (baptisé Q1 par les enquêteurs) date de mars 1983, plus d'un an avant le meurtre. Rédigé en lettres capitales, il a été régulièrement publié dans la presse : "JE VOUS FEREZ (sic) VOTRE PEAU À LA FAMILLE VILLEMIN". Le deuxième, Q2, toujours en majuscule et truffé de fautes d'orthographe, menace "LE CHEF", surnom de Jean-Marie Villemin, de s'en prendre à "SA PETITE FAMILLE". Ce sont ces deux lettres qui auraient été écrites par Jacqueline Jacob, selon l'expertise rédigée au printemps.

Ce nouvel examen s'est fait dans des conditions différentes. D'abord, les écritures du couple Jacob ne faisaient pas partie de celles sur lesquels avaient travaillé les experts dans les années 1980. Ensuite, "le métier a pu évoluer, avec des instruments plus perfectionnés, tant au niveau informatique qu'électronique, de nouveaux microscopes, par exemple", souligne Claude Toffart-Derreumaux. "Même si ce qui reste primordial, c'est l’œil. Derrière l'expert en écriture, il y a un homme rigoureux mais humain, donc faillible."

Une main "non entraînée". Ces résultats ont précipité l'interpellation du couple Jacob, puis sa mise en examen pour enlèvement et séquestration suivie de mort, fin juin. À leur domicile d'Aumontzey, les enquêteurs ont prélevé de nouveaux documents rédigés par les époux, pour parfaire l'expertise. Les conclusions de cette deuxième étude, révélées par le JDD, dimanche, laissent peu de place au doute et présentent Jacqueline Jacob comme rédactrice "vraisemblable" de pièces Q1 et Q2.

" Même quand une personne tente de masquer son écriture, il y a des choses qui échappent à son contrôle "

Mais Christine Navarro apporte également des éléments nouveaux. Elle estime que les deux autres lettres, un courrier de menace (Q3) et la lettre de revendication du crime (Q4), écrites en minuscules cette fois, "émanent du même scripteur" et ont été écrites d'une main "non entraînée" - la main gauche d'un droitier, en l'occurrence. Le "peu d'écrits de la main gauche" disponibles à titre de documents de comparaison rend leur identification difficile, souligne l'experte.

"Un corbeau peut se trahir à certains détails". La mission n'est cependant pas impossible selon Claude Toffart-Derreumaux. "Même quand une personne tente de masquer son écriture, il y a des choses qui échappent à son contrôle dans la mise en page notamment, mais aussi la ponctuation. Un corbeau se focalise en général sur les lettres, sans penser qu'il peut se trahir à certains détails, comme la hauteur à laquelle il place un tiret entre deux mots."

D'autres travaux pourraient-ils alors permettre de préciser la provenance de ces deux dernières lettres ? En attendant de le savoir, la plus récente experte en écriture désignée dans ce dossier apporte un autre élément crucial pour l'enquête : "des similitudes concernant les supports et la sémantique utilisée entre les courriers anonymes Q2 et Q3". Des enveloppes avec le même numéro de lot, et des feuilles similaires, provenant d'un cahier à grand carreaux, qui devraient peser dans les prochains interrogatoires des époux Jacob.