Elle a rencontré Emilie König, la djihadiste bretonne : "elle était très seule et se plaignait énormément"

Emilie König dans la cuisine de son appartement de Boulogne, au printemps 2012
Emilie König dans la cuisine de son appartement de Boulogne, au printemps 2012 © Capture d'écran du documentaire "Emilie König vs Ummu Tawwa"
  • Copié
Margaux Lannuzel , modifié à
Deux mois avant son départ en Syrie, Emilie König a raconté à la sociologue Agnès De Féo sa rancœur envers la société, son goût pour les armes et sa grande solitude.

"Aussi étonnant que ça puisse paraître, c'est à sa demande que j'ai rencontré Emilie König pour la première fois", raconte la sociologue et documentariste Agnès De Féo. Au printemps 2012, cette spécialiste des sujets sur les femmes et l'islam radical a interrogé la djihadiste bretonne en banlieue parisienne, parmi d'autres porteuses du niqab, pour l'un de ses films. "Elle avait un discours policé de bonne mère de famille devant la caméra, et un autre, beaucoup plus violent, en 'off'", se souvient la sociologue.

Un an plus tard, le grand public découvrait Emilie König via ses vidéos de propagande, postées sur les réseaux sociaux depuis la Syrie, sous l'identité d'Ummu Tawwab (la mère qui pardonne). "Dans la vidéo où on la voit manier un fusil, j'ai reconnu son regard et sa haine, sa rancoeur", explique Agnès De Féo. En avril, la sociologue a achevé "Emilie König vs Ummu Tawwab", un documentaire d'une vingtaine de minutes mis en ligne par l'Obs. Elle y relate la radicalisation de celle qui est devenue l'une des icônes européennes de Daech.

Un cursus de sport-études. "Elle se plaignait énormément", explique Agnès De Féo, qui avoue avoir eu du mal à démêler le vrai du faux dans les affirmations de la jeune femme. Abandonnée par son père à l'âge de deux ans, Emilie König dit avoir été abusée par le compagnon de sa mère pendant son adolescence. Elle affirme également que son père était juif ashkénaze, une information démentie par l'intéressé. A l'âge de 15 ans, elle abandonne un cursus de sport-études en gymnastique acrobatique. Et deux ans plus tard, elle se convertit à l'Islam : "Depuis l'enfance, quand j'entrais dans une église, j'avais envie de prier. Je suis devenue musulmane car j'ai toujours cotoyé des musulmans", détaille Emilie König a Agnès De Féo.

La jeune femme, qui habite alors Lorient, est embauchée en tant que barmaid dans une boîte de nuit à l'âge de 18 ans. A la sociologue, elle dit "regretter" cette période de sa vie et vouloir se "repentir". Emilie König a un premier enfant, puis un deuxième, d'un homme violent et dont elle juge la pratique religieuse insuffisante. Elle ne se met à porter le voile intégral qu'après la loi l'interdisant, en octobre 2010, "comme pour attirer l'attention" commente Agnès De Féo. Après des plaintes de parents d'élèves, elle doit demander à des voisins de conduire et d'aller récupérer ses enfants à l'école.

"Elle cherchait un homme". Pour fuir son mari et "offrir un meilleur cadre de vie à ses enfants", Emilie König déménage alors à Boulogne, en banlieue parisienne. C'est là qu'Agnès De Féo la filme, faisant des crêpes dans sa cuisine : "il faut attendre qu'il y ait plein de petits trous pour les retourner !". Sur les réseaux sociaux salafistes, la Bretonne cherche l'amour. Elle est déçue par plusieurs hommes, dont l'un qu'elle avait choisi en raison de leur admiration commune pour Ben Laden : "J'ai été très triste quand j'ai appris sa mort", assure-t-elle. Son correspondant la poussera à lui envoyer une photo d'elle dénudée, avant de la poster sur internet. "Elle cherchait un homme désespérément, elle était très seule", se souvient la sociologue.

Cette solitude s'accompagne d'accès de violence, rapportés par Agnès De Féo. "Quand je croise des militaires dans la rue, ma seule pensée est de prendre leurs armes pour m'en servir", déclare-t-elle par exemple en "off". Emilie König se dit "traumatisée" par une fouille policière lors d'un contrôle pour port du Niqab. "Elle (la policière) m'a palpée violemment, elle m'a même palpé les parties intimes. (...) Je me suis écroulée en pleurs", se souvient-elle face à la caméra. La jeune femme apprend alors à "ruser", comme lorsqu'elle porte un masque chirurgical plutôt qu'un niqab pour entrer au Palais de Justice, en avril 2012.

"Je regrette de ne pas l'avoir filmée davantage"', confie aujourd'hui Agnès De Féo, qui n'imaginait pas la jeune femme capable de partir en Syrie. "Je pensais que c'était sa solitude qui la poussait à avoir des propos aussi violents". Pourtant, deux mois plus tard, Emilie König quittait la France pour la Turquie, d'où elle rejoignait la Syrie et les rangs de Daech, laissant ses deux fils derrière elle. En 2015, elle était placée sur la liste noire de "combattants terroristes étrangers" des Etats-Unis.

 

Un cas "loin d'être isolé", pour Agnès De Féo

Parmi les femmes rencontrées par Agnès De Féo, Emilie König n'est pas la seule à avoir rejoint les rangs de Daech. "Une autre est par exemple partie en Tunisie pour ensuite gagner la Syrie, je n'ai plus jamais eu de nouvelles", témoigne la sociologue. "A chaque fois, on leur fait couper leur ligne de téléphone et supprimer leur adresse mail avant de partir."

Pour la documentariste, la djihadiste bretonne n'est donc "pas un cas isolé". "Elles sont nombreuses à se convertir, puis à avoir un compagnon maghrébin qui les maltraite et accentue leur sentiment de solitude, de frustration", affirme Agnès De Féo, pour qui l'interdiction du voile intégral a eu un effet "catastrophique". "Beaucoup de femmes ont décidé de le porter à ce moment-là, pour faire le buzz", assure la sociologue. "Avec les contrôles policiers, elles se complaisent ensuite dans leur rôle de martyr".

Des femmes qui ont en commun de chercher à attirer l'attention sur leur conversion, d'après la documentariste. "Depuis quelques années, de plus en plus de filles m'appellent en disant qu'elles veulent publier un livre, en demandant si je peux les aider", raconte Agnès De Féo. "Elles sont souvent dans une très grande solitude."