Cukierman, Le Pen et "le fantasme du vote juif"

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DÉCRYPTAGE - La controverse déclenchée par les propos du président du Crif, Roger Cukierman, au sujet de Marine Le Pen soulève la question de la progression du vote des Juifs en faveur du FN. 

En qualifiant, lundi matin sur Europe1, Marine Le Pen de personnalité "irréprochable personnellement", Roger Cukierman a fait des vagues. La distinction faite par le président du Crif entre Marine Le Pen et le FN, "un parti à éviter", selon lui, soulève une question : les Juifs votent-ils davantage FN depuis que Marine Le Pen a pris les rênes du parti ? 

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Pas de bascule dans les bureaux de vote des quartiers à forte population juive. Interrogé par Europe1, le spécialiste de l'extrême droite, Jean-Yves Camus, relève que s'il y avait eu un basculement de la communauté juive en faveur du FN, cela se serait ressenti dans une ville comme Sarcelles, notamment. Or, comme l'accrédite l'étude des résultats du premier tour des présidentielles de 2007 et 2012 dans cinq bureaux de vote d'un quartier de la ville parfois appelé "la petite Jérusalem" à cause de la densité de sa population juive, les scores en faveur du FN y ont été nettement inférieurs que dans le reste de la commune : entre 3 et 8%, en 2012, selon les bureaux, contre 10% pour l'ensemble de la ville. Des constats du même ordre sont relevés dans le 8e arrondissement de Marseille, à Créteil, dans le 19e arrondissement de Paris ou à Villeurbanne, où la communauté juive est également bien implantée.

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Un vote frontiste en progression mais bien en deçà de la moyenne nationale. Une étude sur le comportement électoral des Juifs en France a par ailleurs été menée par l'Ifop en 2014. Un sondage, et non des statistiques électorales cette fois, basé sur les réponses de 1.095 personnes se déclarant juives. Y sont notamment comparés les pourcentages de vote en faveur du candidat du Front national au premier tour des présidentielles de 2002, 2007 et 2012. Selon le sondage, 6,1% ont voté pour Bruno Mégret ou Jean-Marie Le Pen en 2002, 4,3% pour Jean-Marie Le Pen en 2007 et 13,5% pour Marine Le Pen en 2012. Pour ces trois scrutins, le vote en faveur du FN de Français se présentant comme Juifs est systématiquement inférieur à la moyenne nationale même si cet écart tend à diminuer.

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"Un parti dont on connaît le passé". Michel Zerbib, directeur de l'information de Radio J, ne croit pas à une hausse significative du vote des Juifs en faveur du FN. Pourquoi ? "On connait le passé, le présent et, peut-être, l'avenir de ce parti", explique-t-il avant d'ajouter : "il y a quand même une connaissance historique et politique du FN au sein de la communauté juive". Jean-Yves Camus abonde dans ce sens : "Le programme du FN implique la suppression de l'abattage rituel et l'interdiction du port de la kippa dans l'espace public", souligne-il. Deux mesures connues par les Français de confession juive et qui constituent donc de facto un obstacle à la progression du vote FN dans cette communauté.

Pour lui, qualifier Marine Le Pen de personnalité politique "irréprochable" relève non seulement de "la maladresse" mais n'a, en plus, "aucun sens" :"un président de parti ne peut pas être jugé uniquement sur ce qu'il pense", explique-t-il, "il endosse le programme de son parti et si le programme du FN n'est pas irréprochable alors Marine Le Pen ne l'est pas non plus". Et le chercheur de préciser : "il y a une certitude sur le vote des Juifs : très majoritairement,  il ne se porte pas sur les extrêmes mais sur les partis de consensus, appelés à gouverner".

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"Un tabou un petit peu fissuré". Voter FN quand on est Juif est-il toujours aussi tabou qu'à l'époque de Jean-Marie Le Pen ? "Le tabou absolu s'est un petit peu fissuré… mais cela reste marginal", résume Michel Zerbib. A ses yeux, cela tient au fait que, pour certaines personnes de confession juive,"le FN n'est plus vu comme le danger le plus évident, celui qui nous tue dans les rues", analyse-t-il. Pour lui, l'explication est à chercher du côté de la recrudescence des actes antisémites par des jeunes qui se revendiquant de la communauté musulmane. Mais pour être "fissuré", le tabou du vote FN ne persiste pas moins, selon lui : "même la très controversée Ligue de défense juive (considérée comme extrémiste, NDLR) qui est à la marge de la marge de la communauté juive considère le FN comme non fréquentable", pointe-t-il.

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Un "fantasme" du "vote juif" ? En 2012, une association au nom sibyllin - "l'Union des Français juifs" - a fait son apparition dans l'univers du Front national. Une association créée par des Juifs soutenant le FN ? L'affaire a fait beaucoup de bruit… pour pas grand-chose, selon Jean-Yves Camus : "l'Union des Français juifs était une coquille vide, un groupe de trois personnes qui a eu autant de couverture médiatique que s'ils avaient été 3.000", explique-t-il. Un emballement médiatique exagéré symptomatique de l'intérêt porté au vote des Juifs ? Selon les projections d'Ipsos, la population juive ne représenterait que 0,6% du corps électoral en France (260.000 électeurs sur 43 millions).

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L'expression même de "vote juif" est aussi mise à mal par l'institut de sondage : "cela sous-entend que le comportement électoral de cette population serait très homogène et monocolore. Or, les données dont on dispose montrent que si la droite bénéficie d’une large assise dans cet électorat, les autres familles politiques y sont également représentées, le 'vote juif' n’est donc pas univoque, loin s’en faut", souligne l'étude publiée fin 2014. Pour Michel Zerbib, c'est clair, il y a bien "un fantasme du vote juif… comme il y a un fantasme autour du diner du Crif depuis 30 ans".