La France est-elle prête pour le "name and shame" ?

Le texte de loi, en préparation depuis l'automne, sera présenté en Conseil des ministres par le ministre des Comptes publics Gérald Darmanin (ici à gauche avec le Premier ministre Edouard Philippe)
Le texte de loi, en préparation depuis l'automne, sera présenté en Conseil des ministres par le ministre des Comptes publics Gérald Darmanin (ici à gauche avec le Premier ministre Edouard Philippe)
  • Copié
, modifié à
Dans sa loi contre la fraude fiscale, le gouvernement prévoit de publier le nom d’entreprises sanctionnées. Une pratique anglo-saxonne qu’Emmanuel Macron apprécie. Mais le pays est-il prêt ?

Cela commence à devenir une habitude pour le gouvernement. Qui franchit même, à l’occasion du projet de loi pour lutter contre la fraude fiscale, une étape supplémentaire. Le texte, qui sera présenté mercredi en Conseil des ministres, officialise la pratique du "name and shame". Le nom des entreprises condamnées au pénal sera en effet systématiquement publié, sauf décision contraire du juge. "La réputation d’une entreprise qui organise l’échappée de son impôt, elle mérite d’être connue des Français", a expliqué Gérald Darmanin vendredi sur Europe 1. Le ministre des Comptes publics a d’ailleurs lui-même utilisé l’expression de "name and shame", signe que l’exécutif assume une pratique largement utilisée dans les pays anglo-saxons, mais beaucoup moins dans l’Hexagone. Reste à savoir si elle pourra s’imposer dans le pays.

Le "name and shame", qu’est-ce que c’est ?

Littéralement, "name and shame" veut dire "nommer et faire honte", ou "nommer et couvrir de honte". Tout est dit. Il s’agit de montrer du doigt une entreprise ou une personne qui se serait mal comportée, et la livrer ainsi au jugement populaire. La pratique est extrêmement courante dans les pays anglo-saxons, où les tabloïds et la presse à scandale n’hésitent pas à en faire usage. L’un des exemples les plus célèbres date de 2009 et concerne la Grande-Bretagne. A l’époque, un scandale sur les notes de frais des parlementaires britanniques enfle. Le Daily Telegraph décide de donner le nom des fautifs. Effet immédiat : tous les élus concernés s’engagent à rembourser. Certains après avoir été contraints à la démission.

D’autres exemples montrent les dérives potentielles de la pratique. En 2000, en Grande-Bretagne toujours, après la découverte du corps d’une fillette de huit ans voilée et tuée, le tabloïd News of the world livre en pâture le nom et l’adresse de personnes soupçonnées d’être pédophiles. Certains échappent de peu au lynchage. Et Marianne rappelle qu’un père de famille et ses trois enfants ont réchappé de peu d’un incendie criminel, alors que leur seul tort était d’occuper un logement auparavant habité par un délinquant sexuel. Evidemment, ce genre de dérives ne semble pas prêt d'arriver en France. 

Macron a montré l’exemple

Le "name and shame" est peu répandu en France, mais il semble bien qu’Emmanuel Macron goûte fort le procédé. Dès novembre 2015, alors ministre de l’Economie, il avait publié le nom de cinq entreprises, parmi lesquelles Numericable et SFR, dont le tort était de ne pas payer ses fournisseurs dans les délais. Et son accession à l’Elysée n’a pas changé la donne. Il a notamment plaidé pour cette pratique à l’automne 2017 concernant les opérateurs peu regardants sur les contenus d’apologie du terrorisme, mais aussi, plus récemment, lors des négociations commerciales entre la grande distribution et les industriels, menaçant de livrer les noms de ceux qui voulaient toujours tirer les prix vers le bas aux dépens des producteurs. "Emmanuel Macron y croit, au nom d’une éthique du décideur économique", confiait un proche du président de la République à Paris Match début 2018.

Certains de ses ministres ont pris la suite. Fin février, Marlène Schiappa avait placardé sur la porte de son secrétariat d’Etat le nom de deux entreprises qui avaient refusé de se rendre à une réunion sur l'égalité femmes-hommes. Quelques jours plus tard, Muriel Pénicaud avait menacé de publier le nom des entreprises qui abusaient en matière de travailleurs détachés. Et voici donc que Gérald Darmanin se met lui aussi au "name and shame". Quand l’exemple vient d’en haut…

Le "name and shame" est-il possible juridiquement ?

Non seulement le "name and shame" est possible, mais il existe en plus déjà dans la loi. Jusqu’en 2010, le Code général des impôts faisait de la publication par voie de presse des condamnations pour fraude fiscale une peine complémentaire obligatoire, même si, en réalité, les juridictions avaient pris l’habitude de ne pas prononcer systématiquement ces peines complémentaires", rappelle Martin Collet, professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas, sur le site du Club des juristes. Sauf qu’en décembre 2010, le Conseil constitutionnel a estimé que cette automaticité, même non appliquée, ne permettait pas d’assurer le respect des exigences qui découlent du principe d’individualisation des peines.

"Depuis lors, la loi offre au tribunal correctionnel la possibilité d’ordonner la publication de tout ou partie de sa décision de condamnation (au Journal officiel ou, surtout, dans le ou les journaux de son choix) et aussi de prescrire son affichage", explique encore Martin Collet. Dès lors, que change le projet de loi du gouvernement ? "Il semble que l’idée soit de rendre plus systématique la publication des cas de ‘fraudes les plus graves’ y compris, le cas échéant, à l’initiative de l’administration fiscale", répond l’expert. "Cette dernière hypothèse suppose une évolution des textes qui ne prévoient pas, à l’heure actuelle, cette possibilité."

Mais cela pose un problème. "Laisser à l’administration le soin de déterminer, au cas par cas, les situations qui lui apparaissent suffisamment graves pour faire l’objet d’une dénonciation publique soulève de sérieuses difficultés : l’administration et, en dernier lieu, le ministre, seront immanquablement suspectés de partialité dans le choix des entreprises à dénoncer", estime Martin Collet. Si le juriste ne conteste pas l’efficacité potentielle de l’effet dissuasif de la mesure, il espère "que le législateur fera preuve de sagesse en entourant de garanties appropriées le déclenchement d’une arme qui peut se révéler atomique".

Un problème moral

Il y a le droit, et il y a la morale. Sur ce point-là, l’exportation du "name and shame" dans l’Hexagone pourrait s’avérer plus compliquée. Et d’ailleurs, les Français semblent frileux. Plusieurs expériences menées dans le passé ont tourné court. Marianne cite deux exemples récents de commerçants qui, à Paris et à Orléans ont affiché des captures d’écran de leur vidéosurveillance montrant des clients en train de voler. A chaque fois, la polémique été telle que les clichés ont rapidement été retirés. "Cela ne doit pas être qu’une question d’efficacité, mais aussi une question de valeurs", rappelait en juillet 2017 dans La Croix Catherine Larrère, spécialiste de philosophie morale et politique. "Or, avec le ‘name and shame’, on attire l’opprobre sur l’autre, on est dans quelque chose de très rétrograde. Cela rappelle finalement l’Ancien Régime, lorsqu’on attachait les condamnés à des piloris et qu’on les offrait à la vindicte populaire."

Et puis il y a d’autres barrières, venues du patronat. En 2010, Xavier Darcos, alors ministre du Travail, lançait fièrement un site internet nommant les bons, mais aussi les mauvais élèves, dans la lutte contre le stress au travail. Mais sous la pression, la fameuse liste disparaissait en moins de 24 heures. Autre exemple, exhumé par Marianne : en 2007, Louis Schweitzer, alors président de la Halde, annonce la publication du nom d’entreprises coupables de discrimination après une vaste phase de testing. Face à la levée de boucliers des patrons, la liste ne sera jamais publiée. Le gouvernement doit donc s'attendre à affronter une nouvelle fronde du patronat. Car ce sont bien les entreprises, et non les particuliers, qui sont visées. Si le juge en décide ainsi, quand elles seront condamnées pour fraude fiscale, chacun en aura connaissance. Et ce ne sera pas bon pour leur réputation.