La tapisserie de Bayeux en Angleterre : un prêt hors-norme pour une oeuvre unique

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Cette oeuvre, témoin fondamental de l'histoire de l'Angleterre, doit traverser la Manche en 2022 dans le cadre d'un prêt.

Après plusieurs jours de rumeurs, le prêt a été annoncé officiellement par Theresa May et Emmanuel Macron jeudi lors du 35ème sommet franco-britannique. La tapisserie de Bayeux, fabriquée au 11ème siècle, va bien être prêtée à la Grande-Bretagne en 2022. Un retour aux origines en réalité puisque ce joyau de l'art médiéval a été fabriqué en Angleterre, probablement dans un monastère. Mais commandé par un Normand et relatant les exploits du Français Guillaume le Conquérant, elle est depuis des siècles conservée dans l'Hexagone. Europe 1 vous en apprend plus sur ce prêt diplomatique et cette oeuvre inestimable.

La tapisserie de Bayeux, une oeuvre unique et fragile

Par ses dimensions et son âge, la tapisserie de Bayeux est une oeuvre exceptionnelle que le Moyen-Âge nous a légué. Avec ses 68 mètres de long et ses 50 centimètres de haut, cette frise est déjà imposante au regard. L'oeuvre, en lin, tissée en deux ans entre 1066 et 1082 selon les historiens, pèse pas moins de 350 kilos.

Mais au-delà des chiffres, c'est son contenu exceptionnel qui a poussé l'Unesco à l'inscrire à son registre Mémoire du Monde. Elle apporte en effet des informations sur deux années d'histoire, 1064-1066, que les documents écrits ne fournissent pas. Grâce au détail de ses dessins, elle offre un témoignage unique de la vie au Moyen-Âge et apporte à ceux qui l'admirent des précisions sur l'architecture, les armements, la navigation mais aussi la vie quotidienne. Ainsi, comme le rapporte le site du musée de Bayeux, si Normands et Anglais y portent les mêmes tenues, ils diffèrent quant aux coiffures : les Normands ont la nuque rasée et le visage glabre alors que les Anglais sont adeptes des cheveux longs et de la moustache. Autre scène insolite : avant de livrer bataille, on voit des Normands préparer leur repas - fabrication du pain, préparation de la soupe et des poulets cuits à la broche - que les soldats mangent ensuite… dans leurs boucliers.

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La composition de la tapisserie est aussi très originale, par rapport aux autres tapisseries médiévales. Elle est en effet souvent comparée à une bande-dessinée, voire à des séquences de film. L'auteur de ses dessins, qui nous est inconnu, a en effet utilisé des procédés originaux pour le 11e siècle : il donne de la profondeur à ses scènes en installant des arrières-plans et superpose parfois plusieurs plans.

Le grand âge de ce tissage unique en fait cependant une oeuvre fragile. Certes, la toile de lin a été très tôt fixée à une deuxième toile afin de faciliter son exposition. Mais cela n'a pas empêché le temps de faire son oeuvre. La dernière restauration remonte aux années 1860 avec 120 reprises pour consolider la toile et l'injection de colorants synthétiques. Actuellement exposée au musée de Bayeux, derrière une vitre blindée, elle est surveillée comme le lait sur le feu grâce à des capteurs d'humidité et de température. Néanmoins, son état actuel n'est pas connu. En 2016, un programme d'étude a été lancé par le ministère de la Culture et la ville de Bayeux afin de lui faire subir un check-up. Le résultat ne sera connu qu'en 2020, rapporte Le Monde. Mais d'ores et déjà, les spécialistes avancent qu'une nouvelle restauration sera nécessaire afin que la tapisserie supporte le voyage outre-Manche.

Une oeuvre fondamentale pour l'histoire de l'Angleterre

Pour le Times, la tapisserie de Bayeux est "l'objet le plus important de l'histoire anglaise". Et de prédire "un impact extraordinaire" quand elle sera exposée aux yeux des Anglais. Le retour de la "Telle du conquest" ("toile de la conquête", l'ancien nom de la tapisserie) réjouit en effet les Anglais. Pourtant, cette broderie raconte un événement dramatique pour ce pays : une des rares invasions réussies de l'Angleterre, celle menée par les Normands de Guillaume le Conquérant (1028-1087). Des Vikings aux Allemands nazis en passant par les Français, la plupart des invasions de cette île, protégée par la Manche, ont échoué et pour celles qui ont réussi, elles ont débouché sur des occupations éphémères. Les Normands, eux, sont restés assez longtemps pour influencer en profondeur le royaume anglais.

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Duc de Normandie depuis 1035, Guillaume, dit "le bâtard", est aussi le cousin germain du roi anglais Edouard le Confesseur. Ce dernier lui offre sa succession en 1064. Là débute le récit de la tapisserie de Bayeux. Quand le roi anglais meurt, Guillaume lance aussitôt une expédition dans le Sussex, en septembre 1066. Il emporte alors la bataille d'Hastings où il soumet une partie de la noblesse anglaise. Guillaume devient "le conquérant" et est couronné le 25 décembre roi d'Angleterre. 

Mais Guillaume n'est pas qu'un envahisseur pour les Anglais, il est aussi un roi réformateur qui a laissé une empreinte profonde sur l'île. Il y a en effet introduit le système seigneurial français et renforce le pouvoir royal anglais en instaurant des sheriffs dans les comtés. A une époque où beaucoup de rois en Occident disposent d'un faible pouvoir et doivent batailler contre leurs vassaux, la monarchie anglaise ressort transformée par Guillaume. Enfin, les Normands en Angleterre, c'est aussi l'introduction du français outre Manche (d'où un grand nombre de mots anglais qui ont une résonnance aujourd'hui dans notre langue...).

Une tapisserie fabriquée en Angleterre... mais conservée par la France

Mais l'autre raison pour laquelle Londres veut faire revenir la tapisserie de Bayeux de ce côté-là de la Manche, c'est qu'elle y a probablement été fabriquée. Selon les historiens, ce sont des tisserands du monastère de Canterbury dans le Kent qui l'auraient tissé en deux ans à la demande du demi-frère de Guillaume le Conquérant, Odon - dont le personnage est présent sur la tapisserie.

Seule certitude, rapporte le site du musée de Bayeux, au XVe siècle, la tapisserie est déjà en France puisqu'elle figure en effet dans l'inventaire de la cathédrale de Bayeux de 1476. Elle était alors exposée tous les ans dans la nef de l'édifice lors de la fête des Reliques qui avait lieu en juillet. Sauvée de justesse à la Révolution française, elle déménage à Paris en 1804 pour y être exposée à un moment opportun : Napoléon prépare l'invasion de l'Angleterre. Bayeux la récupère ensuite et après un nouveau séjour dans la capitale en 1944, elle revient définitivement à Bayeux où elle participe de la renommée du Calvados. Chaque année, 400.000 visiteurs viennent l'admirer.

Par deux fois, l'Angleterre a demandé à Paris son prêt et a par deux fois essuyé un refus : en 1953 pour le couronnement d'Elizabeth II et en 1966, pour le 900e anniversaire de la bataille d'Hastings, que raconte justement la tapisserie. En 2022, les Anglais en sont désormais sûrs, la tapisserie quittera Bayeux pour être exposée soit au Victoria and Albert Museum, soit au British Museum.

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Un prêt au service de la diplomatie

Emmanuel Macron se rendait jeudi au 35e sommet franco-britannique avec des exigences financières importantes. En jeu ? La contribution du Royaume-Uni à la crise des migrants que vit depuis des années Calais et notamment la nécessité d'améliorer les accords du Touquet en vigueur depuis 2004. L'enjeu est gros puisque le président français a déclaré refuser le rétablissement d'une "jungle" dans la région. Pour appuyer les attentes de la France, le chef de l'Etat français a donc décidé de donner son feu vert au prêt de la tapisserie de Bayeux pour donner une dimension historique à la rencontre au sommet. Histoire aussi de rappeler que l'histoire de leurs deux pays est à la fois ancienne et commune. Le prêt en tout cas a été salué par la presse britannique. Pour le Times, c'est "un beau geste" de la part d'Emmanuel Macron. Le président est "un maître" en matière de diplomatie, avance de son côté le Guardian. Le pari, lui, est réussi sur le papier tout du moins : le traité signé jeudi vise à "renforcer la gestion conjointe de notre frontière commune avec un traitement amélioré des mineurs non accompagnés demandeurs d'asile", selon un communiqué publié à l'issue de la rencontre du président français avec la Première ministre britannique. Il prévoit une contribution complémentaire de Londres de 50 millions d'euros au contrôle de la frontière à Calais, où échouent de nombreux clandestins dans l'espoir de franchir la Manche.