Jérusalem : la décision de Donald Trump rebat les cartes au Moyen-Orient

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Image d'illustration - Le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane et Donald Trump, en mai dernier à Riyad. © MANDEL NGAN / AFP
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La reconnaissance de la ville sainte comme capitale d’Israël est unanimement condamnée dans la région, y compris par l’Arabie Saoudite, qui avait pourtant entamé un rapprochement avec l’Etat hébreu.

"Le président Trump est entré à jamais dans l'histoire", a déclaré jeudi le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, saluant la décision du président américain de reconnaître Jérusalem comme capitale de l’Etat hébreu. Mais c’est à peu près la seule réaction positive (émanant d’un Etat) dont Donald Trump pourra se prévaloir. De l’Europe à l’Asie en passant par le monde arabe et l’ONU, l’annonce du chef d’Etat américain a provoqué un tollé. Et parmi les réactions courroucées, l’une se distingue plus que les autres, laissant craindre un bouleversement dans le rapport de force au Moyen-Orient : celle de l’Arabie Saoudite.

"Décision injustifiée et irresponsable"

Le royaume wahhabite a ainsi exprimé "de profonds regrets" rappelant qu'il "a déjà mis en garde contre les graves conséquences que peut avoir cette décision injustifiée et irresponsable", a souligné un communiqué du Palais cité par les médias d'Etat. Le communiqué saoudien dit espérer "voir l'administration américaine revenir sur cette décision" qui "va à l'encontre des droits historiques des Palestiniens à Jérusalem (...) et va compliquer le conflit entre Israël et les Palestiniens". Pour Ryad il s'agit "d'un recul dans les efforts en faveur du processus de paix et d'une violation de la position américaine historiquement neutre sur Jérusalem".

Une réaction qui tranche avec les appels du pied effectués depuis plusieurs mois par Riyad en direction des Etats-Unis, et surtout d'Israël. Il y a quelques semaines, par exemple, la présence de deux hauts dignitaires saoudiens dans une synagogue (dans le cadre d’une visite officielle à Paris pour l’un, d’un débat à New York pour l’autre) avait été largement commentée comme étant des signes d’ouverture. En juillet, la non-réaction de Riyad à l’installation de portiques de sécurité sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem avait également fait grand bruit. Selon de nombreux spécialistes du Moyen-Orient, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman, dit "MBS", a même noué une relation "amicale" avec Jared Kushner, le gendre de Donald Trump, chargé par le président américain de la relance du processus de paix au Proche-Orient. Et en novembre dernier, selon le New York Times et plusieurs journaux arabes, Mohammed Ben Salman aurait même proposé à l’autorité palestinienne un "plan", élaboré avec les Etats-Unis et Israël, comprenant la création d’un Etat sans continuité territoriale (avec des bouts de terre éparses en Cisjordanie"), et surtout sans Jérusalem Est, laissant entièrement la ville sous autorité israélienne.

"L’Arabie saoudite a méchamment besoin d’Israël et des Etats-Unis face à l’Iran"

"Dans ce scénario, l'Arabie saoudite assurerait une caution arabe pour un plan de paix mis en avant par M. Kushner", analyse ainsi James Dorsey, expert en politique du Moyen-Orient à l'Université de Wurzburg, cité par l’AFP. En échange de ce rôle de "caution", l’Arabie Saoudite gagnerait des alliés de poids.

"L’Arabie saoudite a méchamment besoin d’Israël et des Etats-Unis face à l’Iran", analyse pour Europe 1 Agnès Levallois, vice-présidente de l’iReMMO (Institut de Recherche et d'Études Méditerranée Moyen-Orient). L’Iran, qui a récemment noué des alliances militaires et financières avec le Hezbollah libanais, les milices chiites syriennes ou encore le gouvernement irakien, étend en effet considérablement son influence dans la région. Et "l’Arabie Saoudite a trouvé en Israël et les Etats-Unis des alliés formidables" pour contrer l’influence de Téhéran, complète Agnès Levallois. Une alliance qui semblait d’autant plus s’imposer que certains Palestiniens, et notamment le Hamas, ne se montrent plus insensibles aux sirènes iraniennes, qui ne se privent pas d’alimenter la bande de Gaza en arme et en aides. Certains Saoudiens, à l’instar de l’intellectuel Abdallah Ghadhani, ont même récemment déclaré que les Palestiniens ont "trahi" le royaume. "Riyad est plus important que Jérusalem", a ainsi tweeté Abdallah Ghadhani après le refus du Hamas de considérer le mouvement libanais pro-iranien Hezbollah comme une organisation terroriste.

"L’Arabie Saoudite est tiraillée, elle est à la croisée des chemins"

Comment alors, dans ce contexte, expliquer une telle virulence de Riyad à l’encontre de la décision de Donald Trump sur Jérusalem ? L’Arabie Saoudite a-t-elle décidé de réendosser son rôle historique (celui défendu par le défunt roi saoudien Abdallah) de défenseur de la cause palestinienne ? "L’Arabie Saoudite est tiraillée, elle est à la croisée des chemins. Car si elle a besoin  d’alliés, elle ne peut pas non plus laisser la défense de la cause palestinienne à l’Iran ou même à la Turquie", décrypte Agnès Levallois. "Elle se considère comme ‘protectrice’ des lieux Saints de l’islam (la Mecque, Médine, mais aussi l’esplanade des mosquées de Jérusalem) et doit donc apparaître comme défenseure de la cause palestinienne, notamment sur Jérusalem, auprès du monde musulman", renchérit-elle. Et de conclure : "Dans un contexte normal, ‘MBS’ peut opérer un rapprochement avec Israël. Il a donc tout intérêt à ce que les partisans de la cause palestinienne, épuisés par des décennies de déconvenues, ne sur-réagissent pas à l’annonce de Trump. Mais si cette décision entraîne une mobilisation massive en Palestine et dans le monde arabe, le prince héritier sera obligé de suivre s’il ne veut pas essuyer trop de contestation. Car au sein même du Royaume, sa position vis-à-vis d’Israël ne fait pas l’unanimité".

Les heures et jours qui viennent seront donc cruciaux. L’annonce de Donald Trump a déjà suscité quelques affrontements entre soldats israéliens et manifestants palestiniens, une vingtaine d’entre eux ayant été blessés jeudi en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Des milliers de personnes ont également manifesté jeudi en Tunisie et en Jordanie et plusieurs appels à manifester ce week-end ont été émis à divers endroits du monde arabe.

La décision de Donald Trump, les tensions qu’elle génère et l’affaiblissement de la position saoudienne, la "caution arabe" dans le processus de négociation, éloigne encore un peu plus l’espoir d’une résolution du conflit. Et ce qui pourrait apparaître comme une victoire de l’Etat hébreu risque d’entrainer des conséquences désastreuses dans le reste de la région, alertent les spécialistes. L’Iran, chiite, ne pourra pas prendre sous sa coupe tous les mécontentements des Palestiniens, à majorité sunnites. Vers qui vont-ils donc aller ? "Affaiblis par leurs multiples échecs, les autres défenseurs traditionnels de la cause palestinienne risquent de voir les nouvelles générations leurs tourner le dos", pressent Agnès Levallois. Et d’alerter : "Le danger, et sa possibilité ne fait plus aucun doute, est donc que les jeunes se laissent entraîner par des groupes armés, radicaux, à l’instar de Daech, ou d‘autres".

 

Les autres alliés arabes de Washington dans l’embarras

Outre l’Arabie saoudite, la décision de Donald Trump a passablement embarrassé les autres alliés des Etats-Unis dans le monde arabe. L'initiative américaine, qui porte notamment un rude coup à la Jordanie, gardienne des lieux saints de Jérusalem depuis près d'un siècle et qui a signé un accord de paix avec Israël en 1994, a suscité une réaction mesurée de Amman. La Jordanie a simplement qualifié la décision américaine de "violation du droit international". Idem du côté de l’Egypte, qui s’est contenté de dire que cette décision allait "compliquer" le processus de paix, en appelant à une réunion de l'ONU. Là encore, les observateurs de la vie politique arabe craignent que cette passivité des régimes arabes ne profite aux forces d'opposition interne, notamment les islamistes, qui évoquent souvent la cause palestinienne au moment de dénoncer les régimes en place.