Abercrombie : pourquoi la marque s'effondre en Europe

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Quatre ans après l'ouverture d'une boutique à Paris, la marque américaine, notamment connue pour ses vendeurs peu vêtus, est déjà ringarde.

Abercrombie & Fitch’s peut aller se rhabiller. La marque de prêt-à-porter américaine, qui a débarqué en France en 2011, essuie d'importantes pertes. Les derniers résultats du groupe, rendus publics vendredi soir, à New York, font état d’une chute de 12% du chiffre d’affaires au troisième trimestre. Et c'est l'Europe, notamment la France, qui plombe ces résultats. A Paris, le chiffre d'affaires de l'unique boutique de la marque, située dans un luxueux hôtel particulier sur les Champs Elysées, est passé de 54 millions d'euros l'année de l’ouverture, à 44 millions l’an dernier. Pour redorer son image, notamment auprès des adolescents, Abercrombie & Fitch’s tente donc de recréer son identité de marque, moins excluante et subversive.

>> Mise à jour le 9 décembre : A la suite de cette chute du chiffre d'affaires, le patron d'Abercrombie, qui avait créé la marque dans les années 1990, a quitté son poste, révèle Bloomberg.

LA STRATÉGIE ABERCROMBIE & FITCH'S C'EST QUOI ?

#sex. Difficile de parler d'Abercrombie & Fitch’s sans évoquer ses vendeurs très peu vêtus, au corps parfaitement sculpté. Ceux de la boutique des Champs Elysées s'étaient fait remarquer au printemps 2013 en parodiant le célèbre Call me maybe, de Carly Rae Jepsen. Des vendeurs presque irréels, que l'on ne serait pas surpris de retrouver à quelques centaines de mètres de la boutique des Champs, dans une boite de nuit huppée du 8eme arrondissement.

Les vendeurs d'Abercrombie reprennent Call me maybe :

''Call Me Maybe'' par les mannequins d...par Gentside

Les boutiques Abercrombies ont d'ailleurs la particularité de ressembler à de vraies discothèques : lumière sombre, musique très forte, absence de fenêtre et odeur (très forte) de parfum pour hommes. Comme en boîte de nuit, un photographe propose d'ailleurs ses services pour immortaliser la pose d'une cliente aux côtés des vendeurs-mannequins.

#faussement "cool". Une stratégie anticonformiste qui s'accompagne de nombreuses polémiques. Lancée en 1992 par Mike Jeffries, Abercrombie & Fitch’s a construit son image sur ses mesures et déclarations controversées.

Dans cette course au "sexy", Albercrombie a franchi une limite au début des années 2000, en lançant un catalogue pseudo-pornographique, qui a déclenché la colère d'une partie de la population américaine. En 2004, des révélations portant sur la discrimination à l'embauche est venue écorner l'image chaleureuse que souhaite entretenir la marque avec ses clients. Abercrombie a été condamné à 40 millions de dollars pour avoir relégué son personnel hispanique et asiatique à l'arrière du magasin.

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Deux ans plus tard, le scandale est venu du patron d'Abercrombie en personne. "Dans chaque école, il y a les enfants cool et populaires, et puis il y a les enfants pas tellement cool. En toute honnêteté, nous nous adressons aux enfants cool", reconnaissait-il sans sourciller. "Beaucoup de gens ne correspondent pas à nos vêtements, et ne le peuvent pas. Est-ce que nous faisons de l'exclusion ? Absolument", concluait-il dans une interview.

#anti-gros. De manière assez cohérente avec ces déclarations, la marque a donc arrêté de commercialiser des vêtements dépassants la taille 40, lançant, parallèlement, des tailles XXXS, adaptés au physique d'une enfant de 8 ans. En 2013, un document circulait sur les règles très strictes imposées aux salariés concernant leur coiffure et leur coupe de cheveux. Les vendeurs ont par exemple l'interdiction de se faire une couleur de cheveux trop "flashy".

POURQUOI LA DRAGUE NE PREND PLUS ?

#Une marque plus si rare que ça. Au départ atout anticonformiste, la stratégie "excluante" et le marketing dictatorial d'Abercrombie ne séduisent plus. Pour Benoit Heilbrunn, professeur de marketing à ESCP Europe, et auteur du livre La consommation et ses sociologies, c'est toute les bases du projet Abercrombie qui sont fragilisées. D'abord, l'effet de "rareté", instauré par la marque lors de son implantation en Europe, n'est plus d'actualité. "Le mystère Abercrombie a disparu. Lors de leur arrivée en France beaucoup de personnes se sont rendues à la boutique par curiosité, pour découvrir l'univers Abercrombie, plus que les produits d'ailleurs. Aujourd'hui, il n'y a plus de 'magie Abercrombie', tout le monde connait", analyse le professeur en marketing.

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D'autant plus que, ces quatre dernières années, la marque a ouvert de nombreuses autres boutiques dans les métropoles européennes voisines : Madrid, Düsseldorf, Bruxelles en 2011, et Hambourg, Ashford, Munich, Dublin et Amsterdam, en 2012, énumère Challenge. Parallèlement à cette expansion, Abercrombie a lancé une marque "low-cost" : Hollister, que l'on retrouve dans de nombreuses villes de province, dans lesquelles le concept de boutique sombre et bruyante reste le même. "Du coup, la marque ne jouit plus du tout de l'effet de snobisme. Avant, les clients d'Abercrombie s'enorgueillaient d'être allés à l'étranger, ou à Paris, pour s'acheter leurs vêtements. Aujourd'hui, ils ne peuvent plus le faire", commente Benoit Heilbrunn.

#Des vêtements prétextes. L'autre problème à surmonter pour Abercrombie repose sur l'identité de sa marque, sérieusement ébranlée par les évolutions de la société. "Abercrombie est une marque ostentatoire. Quand on rentre dans une boutique, on ne voit rien, puisque c'est dans le noir et on n'entend rien non plus, puisque la musique est très forte. Le produit n'est qu'un prétexte. Sauf que la mutation de la société ne va pas dans ce sens. Avec la crise, les consommateurs s'attachent d'avantage à l'usage des produits. Ils cherchent par exemple à nouveau les belles matières. Sauf que les vêtements d'Abercrombie sont réputés chers, mais de piètre qualité. "Abercrombie, c'est la marque du simulacre", résume ainsi le professeur de marketing.

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#Une hypersexualisation qui dérange. Autre point noir pour l'enseigne : l'érotisation de leur vendeur, qui pose un problème de véracité du projet, empêchant ainsi un processus d'identification. "Abercrombie a créé un trop grand écart entre l'érotisme torride de leurs vendeurs et la société aseptisée dans laquelle nous vivons", estime Benoît Heilbrunn.

#Des clients volatiles. Pour Dominique Legay, gérante d'Alchimie Paris, une agence spécialisée dans l'accompagnement des entreprises dans la création d'une marque de luxe, l'identité conservatrice et les dérapages en série ont accéléré la chute de la marque. "La stratégie d'une marque, c'est comme celle d'un homme politique. Si le discours est raté plusieurs fois, c'est foutu. Dans le cas précis, le discours réactionnaire et les mesures discriminantes de l'enseigne ont déplu aux adolescents, qui revendiquent une liberté d'être soi-même. Surtout en France, où la culture de la liberté d'expression est très forte. Face à une marque comme Abercrombie, qui enferme les gens dans des cases, cela ne marche pas", analyse Dominique Legay.

Par ailleurs, les adolescents, cœur de cible d'Abercrombie, "sont très volatiles", estime Benoit Heilbrunn. D'autant plus que la crise est passée par là, touchant leur pouvoir d'achat. Internet - et la possibilité de faire de bonnes affaires en ligne - a également plombé la stratégie d'Abercrombie. Autant de raisons qui laissent penser que l'avenir de la marque semble compromis pour longtemps, malgré leurs efforts pour redorer l'image de la marque. Récemment, Abercrombie a mis fin aux diffuseurs d'odeur dans leur boutique. Les mannequins n'ont plus à se mettre devant le magasin pour racoler les clients. Les hommes sont par ailleurs vêtus d'un tee-shirt. Et, pour la première fois, la marque commercialise des vêtements de couleur noire, gage de sobriété, rapporte l'Opinion. Pour autant, Benoit Heilbrunn estime qu'il est trop tard et nous assure : "la magie Abercrombie ne reviendra pas".