Anomalies à l'usine du Creusot : que reproche-t-on à EDF et Areva ?

L'usine du Creusot est au cœur du dossier.
L'usine du Creusot est au cœur du dossier. © JEFF PACHOUD / AFP
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Clément Lesaffre, avec Carole Ferry , modifié à
Des documents apportent la preuve qu'EDF et Areva savaient qu'ils encouraient un risque à fabriquer la cuve du réacteur EPR de Flamanville à l'usine du Creusot.

C'est un dossier qui pourrait avoir de lourdes conséquences. EDF et Areva étaient au courant depuis 2005 des failles dans le processus de production de l’usine du Creusot, en Saône-et-Loire, là où a été construite la cuve du futur réacteur EPR de Flamanville et sur laquelle des anomalies ont été détectées en 2014. C’est ce que montre une enquête de Franceinfo et France Inter. Des documents apportent la preuve de la négligence de l’électricien français, qui n’a, semble-t-il, pas tenu compte des avertissements répétés de l’Autorité de sûreté nucléaire. 

  • De quoi parle-t-on ?

En 2014, une anomalie est repérée sur la cuve du réacteur EPR de nouvelle génération en construction à la centrale de Flamanville (Manche). Il apparaît que l’acier de la cuve contient une trop forte concentration de carbone, donc qu’il risque de céder en cas de changement brutal de température. L’anomalie sur la cuve de Flamanville remonte à sa construction à la forge du Creusot en 2006-2007. A l’époque, l’usine appartient au groupe France Essor, propriété de Michel-Yves Bolloré, frère de Vincent Bolloré.

  • Que montrent les révélations ?

Franceinfo et France Inter ont obtenu deux documents non rendus publics, des lettres de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) adressées à la direction d’EDF. La première, datée de décembre 2005, avertit déjà l’électricien de l’existence "de nombreux écarts concernant le forgeron Creusot Forge". Suite à une inspection de l’usine, l’ASN estime que "ces éléments mettent en cause la qualité des travaux et de la surveillance de ses sous-traitants effectués par le forgeron creusotin". L’Autorité conclut en demandant à EDF de prendre des mesures.

Extrait de la lettre de l'ASN envoyée à EDF en 2005.

En avril 2006, l’ASN effectue une nouvelle inspection au Creusot, au cours de laquelle elle dresse 16 constats d’écarts et d’irrégularités. Selon France Inter, André-Claude Lacoste, ancien directeur général de l’Autorité de sûreté nucléaire, se rend sur place. Il explique être revenu "effondré" en raison de ce qu'il y a constaté. Selon lui, la forge n’était pas au niveau des standards attendus dans le nucléaire. L’ASN prévient EDF et Areva, dans une lettre datée du 16 mai 2006, et demande des "actions correctives".

  • Quelles ont été les implications ?

Quelques mois plus tard, Areva rachète la forge du Creusot pour 170 millions d’euros et promet de remettre le site au niveau. Problème : en 2014, on apprend que la cuve de l’EPR de Flamanville présente des défauts de fabrication, huit ans après la deuxième lettre d’avertissement de l’ASN. Pire, en 2016, un audit de l’Autorité révèle l’existence de fraudes dans l’homologation des pièces, certains documents - les "dossiers barrés" - s’apparentant à des "falsifications".

En décembre dernier, la justice a ouvert une enquête sur les anomalies détectées au Creusot. Enfin, en janvier, Areva a publié les conclusions de l’audit commandé après les révélations sur l’EPR de Flamanville en 2014. Résultat : 210 irrégularités ont été repérées dans le suivi de la production de pièces de réacteurs nucléaires.

  • La sûreté des centrales nucléaires est-elle remise en question ?

Ces nouvelles révélations pourraient avoir de lourdes conséquences sur la filière nucléaire française. En effet, la chaîne de contrôle est basée sur la "confiance", précise France Inter : en France, c’est l’industriel qui déclare ses problèmes et l’Autorité de sûreté nucléaire compte sur son "honnêteté". Or, les documents obtenus par Franceinfo et France Inter montrent clairement qu’EDF et Areva n’ont pas tenu compte des avertissements de l’ASN. D’une part, l’électricien a lancé la construction d’une cuve EPR dans la foulée des lettres envoyées par l’Autorité. D’autre part, il n’a pas réglé les problèmes puisque les mêmes irrégularités ont été constatées huit ans plus tard.

Contactées par Europe 1, des sources proches du dossier reconnaissent d’ailleurs que, sans doute, les contrôles menés à l’époque par EDF, Areva et l’Autorité de sûreté nucléaire ne sont pas allés assez loin. Directeur général adjoint de l'ASN interrogé par France Inter, Julien Collet admet que le dossier Creusot Forge change la donne : "on a un opérateur qui n'est pas dans une logique d'identification et de traçabilité de ses écarts comme ça devrait être le cas, mais qui est dans une logique où on préfère cacher les anomalies, les mettre sous le tapis. Ça interroge vraiment la manière dont nos inspecteurs doivent mener leurs investigations".

  • Quelles conséquences pour les futures centrales ?

EDF envisage de mettre en service le nouveau réacteur de Flamanville fin 2018. Mais l’électricien n’a toujours pas reçu le feu vert de l’Autorité de sûreté nucléaire. La décision est attendue pour septembre. Si la cuve n’est pas jugée conforme à cause des anomalies, ce sera un coup dur financier pour EDF. Un nouveau report, le temps de mettre la cuve aux normes, voire de la remplacer, serait extrêmement coûteux.

Les révélations sur les négligences d’Areva et EDF pourraient avoir des conséquences sur le chantier de deux EPR à Hinkley Point, au Royaume-Uni. En effet, en décembre 2016, l’Autorité de sûreté britannique (ONR) avait pointé, dans son rapport d’inspection, des procédures qualité irrégulières au Creusot. Elle met en doute la capacité d’Areva à corriger la situation et suggère qu’EDF change de fournisseur pour les pièces de la centrale d’Hinkley Point. Point important : le Royaume-Uni n’apportera de garantie financière au projet que si l’EPR de Flamanville fonctionne correctement.

Enfin, si la cuve EPR de Flamanville ne reçoit pas l’aval de l’ASN, c’est le sauvetage d’Areva par l’État qui serait en danger puisque la Commission européenne a conditionné la validité de l’opération financière au bon fonctionnement de cette cuve.

EDF et Areva se défendent

Interrogés par les journalistes qui ont mené l’enquête, EDF et Areva ont donné leur version des faits. David Emond, directeur composants d’Areva NP (la filiale nucléaire du groupe), affirme que "l’usine du Creusot est faite pour fabriquer des composants nucléaires". EDF admet, pour sa part, qu’elle connaissait les problèmes de la forge du Creusot, et qu’elle a "renforcé sa surveillance en augmentant ses actions de contrôle" dès 2005-2006.