IHU de Strasbourg : des cochons ont-ils été priorisés sur des malades du cancer ?
À Strasbourg, a-t-on fait passer des recherches scientifiques sur des cochons avant des patients atteints de cancers ? La polémique enfle à l’Institut hospitalo-universitaire (IHU), visé par deux enquêtes administratives. Des dizaines de rendez-vous de patients venus faire des IRM auraient été annulés. La direction de l’IHU, prétextant un manque de personnel, aurait en fait demandé aux manipulateurs radio de travailler en priorité sur des recherches sur des cochons, commanditées par des sociétés privées.
Deux enquêtes administratives sont en cours à l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) de Strasbourg. Cet établissement, spécialisé dans l’imagerie médicale, est soupçonné d’avoir déprogrammé ces derniers mois des rendez-vous de patients, dont beaucoup atteints de cancer, pour prioriser des recherches privées sur des cochons.
"On nous a laissés dans un désarroi total"
Le 26 mars dernier, Philippe (Son prénom a été modifié), atteint d’un cancer en stade terminal, doit passer une IRM à l’IHU de Strasbourg. Ce rendez-vous est capital car les résultats de l’examen doivent permettre à son chirurgien de l’opérer quelques jours plus tard.
La date de l’IRM est fixée depuis des semaines, quand soudain "trois jours avant, l’IHU appelle pour annuler ce rendez-vous d’IRM" raconte Gabriel Weisser, l’un des membres de sa famille. "Sans nous proposer de report. On nous a laissés dans un désarroi total", poursuit-il, la voix tremblante de colère.
Gabriel Weisser se démène et parvient à fixer in extremis un nouveau rendez-vous dans un autre institut de la région. Mais il ne peut s’empêcher de se demander : "Si on n’avait pas réussi, est-ce que Philippe serait encore en vie ?"
"Il n’y a pas eu d’arbitrage entre actes humains et expérimentaux" assure la direction
Quelques semaines plus tard, Gabriel Weisser découvre, ahuri, une enquête du journal Le Point. L’article révèle que des dizaines de rendez-vous de patients, souvent atteints de cancers comme Philippe, ont ainsi été annulés pour permettre aux manipulateurs radios de l’IHU de travailler en priorité sur des recherches privées sur des cochons.
"Je me suis dit "ce n’est pas possible, c’est un fake", raconte Gabriel Weisser. On ne peut pas mettre un intérêt économique au-dessus d’un intérêt de santé publique, c’est sidérant !", s’emporte-t-il.
Gabriel Weisser envoie donc un mail au directeur de l’IHU, le professeur Christian Debry, pour lui demander des explications. Celui-ci lui répond quelques jours plus tard que l’IRM de Philippe a été annulée "en raison d’un risque élevé d’absentéisme parmi les manipulateurs en électroradiologie médicale (MERM)". Il tient à préciser "qu’aucun MERM n’a été redéployé du soin vers la recherche. Le MERM affecté à une activité expérimentale l’avait été très en amont (…) Il n’y a donc pas eu d’arbitrage entre actes humains et expérimentaux". Sauf que les témoignages et les documents qu’a pu recueillir Europe 1 semblent prouver le contraire.
Enquête en interne à l’hôpital de Strasbourg
Dans un mail en date du 14 mars 2025 que nous avons pu nous procurer, la direction de l’IHU a bien demandé à ses médecins "d’annuler tous les patients de ce jour (…) vu l’insuffisance de manipulateurs". Le lendemain, la direction des Hôpitaux universitaires de Strasbourg envoie un mail à Christian Debry pour lui demander de "lui préciser les arbitrages éventuels pris fin de semaine". "On m’indique qu’une affectation de MERM pour la recherche (cochon) aurait été priorisée sur la prise en charge d’un patient", poursuit-elle.
Dans sa réponse, le directeur de l’IHU ne nie pas les faits : "Il y avait un engagement d’une prestation extérieure de longue date à respecter, cette décision dans l’urgence a été de ma responsabilité (…) OK pour gérer les futurs arbitrages conjointement".
Les Hôpitaux universitaires de Strasbourg déclarent avoir "mené une enquête interne à leur structure pour s’assurer du bon fonctionnement de leurs services", précisant que "l’IHU est une structure distincte et autonome de l’établissement". Selon les informations d’Europe 1, les rendez-vous prévus sur au moins cinq jours entre la mi-mars et la mi-mai ont été annulés.
Silence radio à l’IHU
Deux enquêtes administratives sont en cours depuis le début du mois de juillet, menées respectivement par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR). Leurs conclusions devraient être rendues d’ici quelques mois.
Dans ce contexte, la direction de l’IHU n’a pas souhaité répondre favorablement à la demande d’interview d’Europe 1. Dans un mail interne en date du 10 juin, elle rappelle par ailleurs à ses salariés "leur devoir de confidentialité". Ainsi, témoigner dans la presse "pourra donner lieu à des sanctions allant jusqu’au licenciement pour faute du salarié" prévient le directeur de l’IHU.
"Cela m’ulcère : déprogrammer pour des cochons c’est non"
Mais plusieurs employés de l’IHU, sous couvert d’anonymat, ont tout de même décidé de répondre à nos questions. "Il y a bien eu des annulations de patients pour faire des manipulations expérimentales sur des cochons", nous confirme l’un d’entre eux. "Parfois même alors que les patients étaient déjà dans la salle d’attente", assure une autre salariée.
"Cela m’ulcère" confie son collègue. "Annuler le rendez-vous d’un patient atteint de cancer, c’est une perte de temps dans son traitement et cela provoque une inquiétude et une angoisse inhumaines", poursuit-il. "Déprogrammer des patients pour des raisons de personnels où parce qu’on n’a pas le matériel, cela peut arriver. Mais déprogrammer pour des cochons, non", résume ce salarié de l’IHU.
"Plusieurs dizaines, peut-être une centaine de patients" lésés
Une situation qu’ont "très mal vécue" ses collègues, "cela en a dégoûté plus d’un" assure ce salarié. D’autant que "la direction [de l’IHU] a rejeté la responsabilité de la déprogrammation sur les médecins qui devaient choisir quels patients garder ou pas".
Une mission également "très dure" pour les secrétaires chargées d’appeler les patients, "elles ont été confrontées à leur colère et leur incompréhension". "La direction les a parfois forcées à mentir aux patients en leur disant que les scanners et les IRM étaient en panne", témoigne une autre salariée.
Tous deux estiment que "plusieurs dizaines, peut-être une centaine" de patients ont été lésés dans cette affaire. Gabriel Weisser invite ces derniers à entrer en contact avec lui pour constituer un collectif de victimes.
"Au moins quatre ou cinq burn-outs" parmi les salariés
D’autres salariés de l’IHU nous ont confié leur souffrance, leurs cas de conscience. Certains témoignent de crises de larmes et de tremblements incontrôlables de leurs collègues. "On a au moins eu quatre ou cinq burn-outs dans notre équipe" estime l’une d’entre eux.
Résultat : la plupart des salariés ont posé des arrêts maladie, ont démissionné, ou se sont fait licencier par l’IHU de Strasbourg. Selon les informations d’Europe 1, seuls trois ou quatre salariés sont toujours en poste aujourd’hui, contre 14 il y a encore quelques mois.