Ils ont fait 2010: Franck Cammas (2e partie)

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Propos recueillis par AXEL CAPRON et MORGAN BESA , modifié à
Qui dit fin d'année dit bilan. Et à l'heure des bilans, la rédaction a choisi de donner la parole à plusieurs sportifs français qui, à un degré ou un autre, ont marqué l'année sportive 2010. L'occasion pour eux d'évoquer leur discipline, mais également de revenir sur les événements qui les ont marqués au cours de ce millésime particulièrement riche. Pour cette première, Franck Cammas, vainqueur en 2010 du Trophée Jules-Verne et de la Route du Rhum.

LIRE LA PREMIER PARTIE Qui dit fin d'année dit bilan. Et à l'heure des bilans, la rédaction a choisi de donner la parole à plusieurs sportifs français qui, à un degré ou un autre, ont marqué l'année sportive 2010. L'occasion pour eux d'évoquer leur discipline, mais également de revenir sur les événements qui les ont marqués au cours de ce millésime particulièrement riche. Pour cette première, Franck Cammas, vainqueur en 2010 du Trophée Jules-Verne et de la Route du Rhum. JUILLET 2010 "J'ai le gabarit pour monter les cols" En juillet, il y le Tour de France, êtes-vous vélo ? Je pratique le vélo et j'aime bien suivre les étapes de montagne, c'est assez esthétique de voir des efforts quand même surhumains. Quand on a la chance d'en faire, on voit très vite ses limites dans ce sport. Cette année, je suis allé à l'arrivée de Bordeaux-Pau, j'ai fait l'étape du coeur avec Charles Caudrelier (qui l'accompagnera sur la Volvo Ocean Race, ndlr), on a suivi Andy Schlek dans la voiture, heureusement que c'était dans la voiture... Vous vous entraînez en faisant du vélo ? Oui, depuis quelques mois, j'ai acheté un vélo, je m'y mets, je vais essayer de faire l'étape du Tour l'année prochaine. J'aime bien faire quelques cols, j'ai le gabarit pour ça, c'est plus facile par rapport aux autres, donc ça me plaît. Et sur le bateau aussi, j'en ai fait, mais c'était court, vraiment des sprints... (il avait installé un cadre de vélo qui faisait office de winch sur le point de Groupama 3 pour certaines manoeuvres, ndlr). On parle beaucoup de dopage dans le vélo, la voile est-elle complètement à l'abri ? On n'a aucun doute sur nos adversaires, ça c'est un fait, nos pensées sont tellement tournées vers la technique et la mécanique, à l'instar de la Formule 1. Le large, ça se joue à 80% sur le pilotage et sur la préparation du bateau. C'est vrai qu'on insiste de plus en plus sur la partie physique, c'est un domaine où on essaie d'être bon parce que le sport se professionnalise de plus en plus, mais c'est loin d'être un facteur limitant et je ne pense pas qu'un skipper ait assez de temps et d'argent pour mettre toute son énergie sur ce problème-là et peut-être se doper, ça m'étonnerait franchement. Pourtant, il peut y avoir des tentations, par exemple sur une Solitaire du Figaro, de trouver des produits qui aident à tenir le plus longtemps possible sans dormir ? Dormir le moins possible, ça ne veut pas dire gagner. Un Figaro, ça se gagne parce qu'on est lucide dans sa tête. Et quelqu'un qui gagne en solitaire, c'est souvent qu'il a mieux dormi. AOÛT 2010 "Un VOR70, ça peut aller très vite" On revient justement à la Solitaire du Figaro qui se court en août, c'est la course qui vous a révélé, quel souvenir gardez-vous de votre victoire en 1997 ? Un super souvenir, un peu comme le Jules-Verne, l'aboutissement de quatre ans de durs combats sur les eaux. Et quand on gagne le Figaro, on a enfin le droit de faire autre chose, on est donc soulagé, car c'est une course extrêmement difficile. Il faut vraiment se battre pour gagner le Figaro, un skipper y apprend beaucoup pour sa carrière future. Et après, on a le droit d'aller sur des bateaux plus grands ! Pourquoi n'y êtes-vous jamais retourné depuis ? Parce que j'estime beaucoup cette course et qu'on n'y va pas sans être préparé. Il faut être à fond pour être performant sur le Figaro ou rester régulièrement au contact comme le fait «Mich Desj» (Desjoyeaux). Et après ma victoire, j'ai été très occupé sur d'autres projets, je n'ai jamais eu le temps de la refaire. Le mois d'août, c'est votre première victoire sur Groupama 70 sur le tour des Iles Britanniques, est-ce que c'est le début de quelque chose ? Oui, j'ai trouvé super intéressant le fait d'avoir fait cette course, une course de huit jours très technique autour des Iles Britanniques, avec des conditions changeantes, un étalon (Telefonica Blue) qui n'est pas le dernier des étalons, puisqu'il avait fait troisième de la derrière Volvo et vise la victoire sur la prochaine. Donc c'était super bien de se battre contre eux pendant huit jours, on a prouvé qu'on était dans le rythme. Maintenant, ça ne prouve pas grand-chose non plus pour la prochaine Volvo. Il va y avoir beaucoup de choses qui vont changer: déjà les bateaux, les conditions météo, les péripéties de course... Mais ça nous a tout de même montré comment il faut fonctionner pendant une Volvo, même si c'était une étape courte, et tout le chemin qu'on va devoir parcourir. Ce qui est bien, c'est qu'on connaît cette marge de progression et on sait qu'on peut la franchir. Après 13 ans sur multicoque, pendant lesquels on s'habitue aux très hautes vitesses, n'est-ce pas frustrant de passer sur monocoque, moins rapide ? En fait, c'est juste l'échelle qui change. Quand on est monocoque, on a l'impression d'avoir passé une demi-journée en mer de plus qu'en multicoque pour couvrir la même distance, mais dans l'état d'esprit, c'est la même chose. Ça m'a un peu rappelé mes années Figaro, où les changements, les différences de trajectoire, les classements se passent un peu moins rapidement. Par contre, dans la finesse du pilotage du bateau, de la stratégie et de la tactique, c'est vraiment du très haut niveau et ce travail intellectuel qui consiste à mettre au point la meilleure tactique pour battre les adversaires est agréable. J'ai un peu trouvé l'état d'esprit du Figaro et ça m'a bien plu. Quant aux sensations, un VOR70 (monocoque de 70 pieds), ça peut aller très vite. Dans le Solent, on était sur mer plate, on a été jusqu'à 31 noeuds avec 28 noeuds de vent et sans stress, c'est ça qui change. On a beau se coucher sur l'eau, on repart quelques minutes après. SEPTEMBRE 2010 "5% du temps à la barre" On passe en septembre, c'est la préparation finale de la Route du Rhum, avez-vous eu des doutes sur vos capacités à mener à bien ce projet de faire cette Route du Rhum sur Groupama 3 ? Quels que soient les Routes du Rhum et le bateau, quelques mois avant, on se dit qu'on est fou d'y aller. Et d'ailleurs on a souvent compris pourquoi on était fou d'y aller ! Cette fois-ci, j'étais fou mais différemment, c'était fou le fait de mener le bateau tout seul, mais je n'avais pas trop de pression sur le résultat, je me suis dit que j'allais voir comment ça allait se passer et à la rigueur, c'est un bateau plus stable et ça me rassurait un peu, avec un pilote qui pourra certainement mieux gérer lorsque je serai à l'intérieur. Et ça s'est avéré être le bon choix. Tous les changements qu'on a faits sur Groupama 3 étaient justes en terme de gréement, d'accastillage, de plan de pont. Dès les premières nav', je trouvais que j'arrivais à manoeuvrer le bateau suffisamment rapidement par rapport aux phénomènes météo habituels sur l'eau et je savais que dans certaines conditions, le bateau pouvait aller 4 ou 5 noeuds plus vite que mon 60 pieds auparavant, tout en étant sous pilote, ça c'était un gros plus. Après, tout dépendait de la météo et comment j'allais être capable réellement d'enchaîner les manoeuvres et suivre les changements de vents tout au long d'une transat. Mais au fur et à mesure des jours, la confiance s'est accumulée. On a l'impression que la différence s'est faite justement au niveau de la confiance, on vous sentait plus serein avant le départ que vous ne l'étiez en 2002 ou 2006 sur votre 60 pieds bien plus volage, cet aspect sécurité a-t-il beaucoup joué psychologiquement ? Oui, je crois que sur le 60 pieds, on passe 70% de son énergie à gérer une question de sécurité, de chavirage potentiel et on ne fait pas de la course. On gère cette équilibre qui est malheureusement très instable et on aimerait à chaque fois qu'il y ait un barreur à la place du pilote. Là, j'ai fait une course plus course, j'étais bien concentré sur ma tactique, sur ma manoeuvre à venir. Et entre deux manoeuvres, j'étais sous pilote et le bateau allait à la vitesse à laquelle il devait aller tandis que le 60 pieds, il allait rarement à la vitesse que j'espérais. Avec Groupama 2, j'étais bloqué à la barre, j'ai été à la barre pendant 95% du temps tandis qu'avec Groupama 3, j'ai barré 5% du temps, ça a complètement changé l'équilibre. Sur Groupama 2, je ne faisais rien d'autre que barrer, quand on aime régater, c'est vraiment frustrant. OCTOBRE 2010 "Loeb, un super exemple" Octobre, c'est le septième titre de champion du monde des rallyes de Sébastien Loeb. Est-ce quelqu'un que vous appréciez ? Oui, j'apprécie ce sport et Sébastien, que j'ai déjà croisé dans certains regroupements sportifs en montagne. Je trouve qu'il a une très bonne approche de son sport, il est très professionnel et d'une régularité impressionnante, ça veut dire qu'il est au-dessus du lot. Pour être au-dessus du lot comme cela, il y a beaucoup de talent, c'est sûr, mais c'est aussi parce qu'il travaille dans le bon sens avec une bonne équipe. Il a réussi à fédérer toute cette équipe autour de lui, c'est un peu la même approche que j'essaie d'avoir avec le Team Groupama, c'est vraiment un super exemple. La vitesse en voiture, c'est quelque chose qui vous tente ? Oui, c'est vachement agréable quand on fait des petites compètes de kart, ça m'amuse pas mal. J'aime bien conduire et avoir la meilleure maîtrise possible de la trajectoire et de l'engin qu'on a entre les mains et sous les pieds. C'est un sport qui peut me fasciner. On a aussi le titre de champion du monde de Formule 1 de Sébastien Vettel, on parle souvent de vos bateaux comme de Formules 1 des mers, la comparaison est-elle fondée ? C'est un sport mécanique, dans le genre, le summum, c'est la Formule 1. La taille des équipes et les budgets dépensés pour ces teams prouvent que tout est analysé le plus finement possible et c'est le même état d'esprit qu'on essaie d'avoir avec nos moyens dans la voile. Ce qui me passionne dans la Formule 1, c'est le côté technique et c'est sympa de pouvoir suivre un Grand Prix et de voir les trajectoires des pilotes. NOVEMBRE 2010 "La Route du Rhum la plus inattendue" Novembre, c'est votrea victoire sur la Route du Rhum, à l'arrivée, quel est votre premier sentiment ? Ça y est, je l'ai fait ! C'est quelque chose dont on pense depuis qu'on a commencé à construire un multicoque avec Groupama, j'étais passé à côté des épreuves précédentes. Pas forcément la première parce que finir sur un podium pour une première, j'étais très content, mais sur les deux autres, j'étais certainement moins heureux. Je n'étais pas spécialement préparé pour celle-là, c'était la plus inattendue, mais l'expérience accumulée sur d'autres supports en équipage m'a permis d'être performant sur cette course. J'étais vraiment super content d'être enfin arrivé en tête à Pointe-à-Pitre. Physiquement, cette Route du Rhum a-t-elle été la plus dure ? Non, pas tant que ça. Déjà, parce que ce n'est pas une course longue. Et ce n'est pas parce qu'on est en solitaire que physiquement, c'est plus dur, en équipage aussi on est à 100%. En solitaire, c'est un peu plus stressant mais c'est une question plus mentale. Ca m'est quand même arrivé, notamment la première nuit, d'être complétement à la ramasse à la fin d'une manoeuvre, à ne presque plus pouvoir marcher pour revenir m'asseoir. Les journalistes sont friands de palmarès, si on vous dit qu'aujourd'hui, vous faites partie des grands marins français avec cette victoire, au même titre que les Loïck Peyron, Michel Desjoyeaux ou Eric Tabarly, que répondez-vous ? Dans ces marins, il n'y en a qu'un autre qui a gagné le Rhum (Michel Desjoyeaux en 2002), donc ça ne veut pas dire que, parce qu'on gagne le Rhum, on est un grand marin. Mais en France, c'est vrai que c'est un évènement de tout premier ordre. C'est top de gagner ça, mais je ne sais pas si je suis meilleur marin à l'arrivée qu'au départ, je ne pense pas. Même si j'ai appris quelque chose, ça ne m'a pas transformé non plus. Est-ce que ça a été la régate la plus compliquée de ma vie ? Non. Vous avez quand même gagné un paquet de courses avant, ça ne faisait que compléter un palmarès déjà solide... On ne court pas après des lignes de palmarès non plus, on essaie de prendre les courses comme elles viennent et de faire de son mieux. Quand on a eu l'impression d'avoir fait de son mieux et qu'il y a le résultat au bout et que l'équipe est contente, ça fait largement autant plaisir pour l'équipe que pour soi-même. Etes-vous triste de quitter Groupama 3 ? Oui, mais comme j'ai été triste de quitter Groupama 2 que je trouve encore le bateau le plus évolué, dans lequel on a mis le plus d'idées en oeuvre. Groupama 3, c'est un bateau beaucoup plus simple, Groupama 2, c'est vraiment le bateau parfait dans mon esprit. C'est toujours dommage de s'en séparer, mais comme on a tellement de choses à vivre dans l'avenir, on oublie un peu ces choses-là. DECEMBRE 2010 "Heureusement qu'on rêve !" Malgré ça, vous n'êtes pas élu marin de l'année début décembre, une pointe de déception ? Là, c'est encore pire car je ne cours vraiment pas après ça ! Dans le fond, ça ne représente pas grand-chose, ça représente un jugement d'une vingtaine de personnes qu'on ne connaît pas beaucoup. Et puis ça a fait super plaisir à Antoine Albeau (véliplanchiste élu marin de l'année 2010, ndlr), c'est bien de parler de lui et de son sport. Ce n'est pas une déception car je ne fais pas du sport pour ça. Si vous deviez faire un classement des trois meilleurs sportifs français de l'année 2010, quel serait votre choix ? Sébastien Loeb, ça fait plusieurs années qu'il est largement sur le podium, il le mérite. Christophe Lemaitre, je crois que ça été quelqu'un de particulier que, personnellement, j'ai découvert cette année et j'aime bien voir un garçon comme ça, jeune, arriver au meilleur niveau européen dans une discipline extrêmement compliquée. En troisième, l'équipe de rugby, pour ce qu'elle a fait collectivement en début d'année, mais il faut qu'ils continuent. Pour finir, vos voeux pour 2011 ? Qu'il y ait une aussi bonne année de sport qu'en 2010, il s'est passé plein de choses, et que le Team Groupama soit aussi bon l'année prochaine même si, malheureusement, on ne va pas faire beaucoup de courses avant le départ de la Volvo. En revanche, on va travailler beaucoup, c'est là que se prépare la victoire future. Avez-vous encore des rêves ? Heureusement qu'on rêve ! Mes rêves de gosse ont déjà été largement dépassés, donc à chaque fois j'ai dû en refaire... Et après la route du Rhum, j'ai dû en refaire aussi! Le dernier jour, je me suis dit: "Profite de cet instant, c'est vraiment un rêve qui se concrétise." Ce tour de la Guadeloupe avec tout le monde qui suit, c'était vraiment un instant magique et j'ai pensé à tous les gens qui avaient gagné avant moi, il y a de beaux profils, j'étais content d'en faire partie.