Réseaux sociaux : peut-on vraiment punir les auteurs de menaces terroristes ?

Les enquêteurs font parfois face à un parcours du combattant pour remonter jusqu'à l'utilisateur d'un compte Twitter (photo d'illustration).
Les enquêteurs font parfois face à un parcours du combattant pour remonter jusqu'à l'utilisateur d'un compte Twitter (photo d'illustration). © AFP
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Plusieurs membres du gouvernement se sont prononcés pour des "sanctions effectives" à l'égard d'internautes menaçant la rédaction de Charlie Hebdo. Des pistes sont avancées pour améliorer la réponse pénale à ce type de faits.

"Twitter n'est pas en dehors de la République", a fustigé Édouard Philippe, mardi, dénonçant "cet anonymat souvent dérisoire et souvent abject, derrière lequel se cachent un certain nombre d'individus pour proférer des menaces". Dans son viseur : des internautes promettant de commettre un nouvel attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, depuis la Une de l'hebdomadaire satirique représentant l'islamologue Tariq Ramadan, la semaine dernière. Et le Premier ministre d'asséner : "Je souhaite que dès lors qu'une menace de cette gravité est proférée, (...) des poursuites puissent être diligentées afin que des sanctions puissent être prononcées."

Dans ce dossier, une enquête ouverte pour "menaces de mort matérialisées par un écrit" et "apologie publique d'un acte de terrorisme" a été confiée à la police judiciaire de Paris. Désormais, "la difficulté est de trouver les responsables de ces menaces et de les poursuivre", a reconnu la garde des Sceaux Nicole Belloubet, mercredi. Car en matière de lutte contre les menaces "virtuelles", les autorités françaises sont parfois démunies.

Un arsenal législatif complet. "Depuis les attentats du 13-Novembre, on a développé un arsenal législatif complet, qui comprend la provocation au terrorisme et la consultation de sites terroristes, par exemple", explique Myriam Quemener, magistrate et conseillère juridique à la mission de lutte contre les cybermenaces du ministre de l'Intérieur. "On a aussi transféré l'apologie du terrorisme dans le Code pénal, afin que le délai de prescription ne soit plus limité à trois mois. Depuis, on est passés de quelques condamnations à 4.000 par an." Une plateforme baptisée "Pharos" a en outre été mise en place par le gouvernement pour inciter les internautes à signaler notamment les contenus en lien avec le terrorisme.

" Les grands hébergeurs n'ont pas d'obligation de surveillance aux yeux de la loi "

Après signalement, ces publications sont "souvent" supprimées, assure la magistrate. Parfois, les utilisateurs sont sanctionnés en perdant l'accès à leur page : le 21 mars dernier, Twitter annonçait avoir suspendu 376.890 comptes faisant l'apologie du terrorisme en six mois, soit 60% de plus qu'au semestre précédent. Mais quid des sanctions pénales ? Les menaces de mort écrites sont passibles de trois ans de prison et 45.000 euros d'amende. Pour l'apologie du terrorisme, le fait d'avoir recours à un "service de communication au public en ligne" est même considéré comme une circonstance aggravante, portant la peine maximale à sept ans de prison et 75.000 euros d'amende. Des peines parfois appliquées, mais pas systématiquement. "En matière de cybercriminalité, remonter aux auteurs est extrêmement difficile", souffle Myriam Quemener.

Parcours du combattant. "Les grands hébergeurs que sont par exemple Facebook, Twitter ou Google n'ont pas d'obligation de surveillance aux yeux de la loi, mais seulement une obligation de coopération", pose Alain Jakubowicz, avocat et ancien président de la Licra. "C'est donc aux autorités françaises de s'adresser à ces géants en cas de signalement, pour essayer d'obtenir des informations sur un compte. Mais s'adresser à Twitter, c'est s'adresser aux Etats-Unis", poursuit-il. Le réseau social répond en effet  du droit américain et, de son célèbre premier amendement sacralisant la liberté d'expression. Toutes les demandes émanant de la justice d'autres Etats doivent être examinées sur le continent américain.

La suite des démarches que doit effectuer la police française relève du parcours du combattant. "On formule une plainte, on attend la nomination d'un juge, qui dépose une commission rogatoire outre-Atlantique, ça prend déjà du temps", déplore Anthony Bem, avocat spécialiste du droit de l'internet. "Il faut que l'hébergeur réponde, on ne peut pas l'y contraindre. Et même s'il le fait, il ne fournit que l'adresse IP de connexion, pas celle de l'ordinateur ou du téléphone portable qui a tweeté." Si le tweet a été posté depuis une entreprise, l'utilisateur qui l'a rédigé partage par exemple cette adresse avec tous les autres employés.

"Il faut donc une deuxième commission rogatoire, visant cette fois le fournisseur d'accès, pour connaître le nom du titulaire de la ligne", poursuit Me Bem. "Mais là encore, ce n'est pas forcément lui qui a tweetté, plusieurs personnes pouvant utiliser le même appareil…"

"Une vraie marge de progression". Cette procédure fastidieuse n'est encadrée que par la loi pour la confiance dans l'économie numérique, entrée en vigueur en 2004 et amendée à plusieurs reprises depuis. "À l'époque de la rédaction du texte, le web 2.0 n'était rien. Résultat, on est arrivé à un système sans cadre, dans lequel certains internautes abusent", diagnostique Anthony Bem. "Le texte est bienveillant à l'égard des géants d'internet", abonde Myriam Quemener. "On a une vraie marge de progression pour ce qui est de leur responsabilisation."

" Sur le terrorisme, il y a quand même un consensus : les réseaux sociaux jouent leur image "

Mercredi, la garde des Sceaux a semblé souscrire à ce constat, indiquant d'un "travail" devait "être fait sur les menaces terroristes sur internet" et assurant "travailler à renforcer notre arsenal législatif pour mettre en place des sanctions effectives". Des propositions en ce sens devraient être formulées d'ici le printemps. De quel ordre ? "On pourrait d'abord imposer aux hébergeurs américains d'avoir l'équivalent d'un responsable pénal de la publication dans les pays où ils sont implantés", afin d'éviter l'aller-retour procédural vers les États-Unis, avance Alain Jakubowicz.

Davantage d'enquêteurs spécialisés ? Autre piste, pour résoudre le problème de la difficile identification : "créer un délit spécifique qui obligerait les hébergeurs à s'assurer de la réalité des informations données par quelqu'un lorsqu'il ouvre un compte", propose l'avocat. "Cela n'empêcherait pas aux utilisateurs de Twitter d'écrire sous pseudo. Mais lorsqu'ils franchiraient une ligne jaune, l'anonymat sauterait", facilitant ainsi le travail de la justice. "On pourrait même imaginer innover avec de nouvelles peines pour les hébergeurs, comme c'est le cas pour l'affichage en droit de la consommation", ajoute Myriam Quemener. "Sur le terrorisme, il y a quand même un consensus : les réseaux sociaux jouent leur image. On est à un niveau diplomatique, stratégique."

Une éventuelle nouvelle loi devrait s'accompagner d'une augmentation des effectifs d'enquêteurs spécialisés, pour l'instant "trop peu nombreux", de l'avis des différents interlocuteurs interrogés par Europe 1. "Au niveau local, même dans des agglomérations moyennes, on nous regarde encore avec de grands yeux quand on veut porter plainte pour des faits commis sur internet", déplore Anthony Bem. "Il y a du chemin à faire pour mettre fin au sentiment d'impunité."