Peut-on vraiment allaiter et travailler en même temps ?

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Le Code du travail prévoit plusieurs mesures pour permettre aux travailleuses d'allaiter. Mais…

Allaiter et travailler, est-ce compatible ? En France, près de 70% des Françaises allaitent à la naissance. Mais cette proportion tombe à 19% lorsque le nourrisson a six mois, avant de devenir quasi-nulle  autour de deux ans. Il y a, bien sûr, la question du choix personnel : personne n'impose aux femmes d'allaiter sur le long terme (ni d'allaiter tout court). Mais une telle statistique pose question : les femmes ont-elles vraiment la possibilité d'allaiter après la reprise de leur travail ? Loi méconnue, temps de pause au travail peu aménagé ou pas rémunéré, manque de locaux disponibles dans les entreprises…  Pour les défenseurs de l'allaitement, les obstacles sont encore nombreux. Décryptage.

CE QUE DIT LA LOI

 

Sur le temps de travail. En France, selon l'article L. 1225-30 du Code du travail, chaque femme peut prendre une heure sur sa journée de travail pour allaiter, et ce jusqu'au un an de l'enfant. Une salariée peut ainsi prendre une heure pour allaiter directement sur son lieu de travail (si on lui emmène son enfant ou s'il est dans une crèche d'entreprise) mais aussi pour tirer son lait et le mettre dans un récipient adéquat ou encore pour s'absenter afin de rejoindre son enfant. "La période où le travail est arrêté pour l'allaitement est déterminée par accord entre la salariée et l'employeur. A défaut d'accord, cette période est placée au milieu de chaque demi-journée de travail", écrit le Code du travail.

Sur les locaux. Pour la salariée qui déciderait d'allaiter ou de tirer son lait sur le lieu même de son travail, l'employeur ne peut, en théorie, pas le lui refuser. L’article L. 224-3 du Code le formule ainsi : "la mère peut toujours allaiter son enfant dans l’établissement". Mais la loi n'impose de réserver un local dédié que pour les entreprises qui emploient 100 femmes ou plus. "Tout employeur employant plus de cent salariées peut être mis en demeure d'installer dans son établissement ou à proximité des locaux dédiés à l'allaitement", selon l'article L1225-32.

>> Le local doit alors être :                                               

  • Séparé de tout local de travail ;
  • Aéré et muni de fenêtres ou autres ouvrants à châssis mobiles donnant directement sur l'extérieur
  • Pourvu d'un mode de renouvellement d'air continu
  • Convenablement éclairé ;
  • Pourvu d'eau en quantité suffisante ou à proximité d'un lavabo ;
  • Pourvu de sièges convenables pour l'allaitement ;
  • Tenu en état constant de propreté. Le nettoyage est quotidien et réalisé hors de la présence des enfants
  • Maintenu à une température convenable dans les conditions hygiéniques

La loi prévoit même que "les femmes enceintes ou allaitant doivent pouvoir se reposer en position allongée, dans des conditions appropriées".

UNE LOI PEU APPLIQUÉE…

 

Une loi qui semble peut appliquée. Le hic : cette loi n'est pas toujours très bien appliquée, en tout cas selon la CoFam, une association de défense et de recherche autour de l'allaitement. Selon une enquête de l'association réalisée fin 2014 sur 1.800 femmes désireuses d'allaiter leur enfant, seules 21% ont pu bénéficier "sans problème" d'une heure d'allaitement. Et seule une femme sur trois a pu "bénéficier d'un local confortable".

Un manque d'information chez les femmes… Premier obstacle à cette application : le manque d'information. "Il faudrait d'abord faire connaître la loi et l'appliquer. Dans les faits, peu de femmes et d'entreprises sont au courant", regrette ainsi Aurélie Serry, la présidente de l'association, contactée par Europe 1. Qui enchaîne : "Par exemple, les publicités pour les préparations pour nourrissons sont partout à la TV mais il n'y a pas de campagne en faveur de l'allaitement !"

" Dans les emplois les plus précaires, les femmes n'osent pas demander  "

…. Et les entreprises. Parmi les 1.800 femmes interrogées, 8% seulement méconnaissaient la loi. L'ignorance n'est donc pas le seul obstacle. Selon l'enquête de la CoFam, 20% des femmes interrogées ne souhaitent tout simplement pas aborder la question de l'heure d'allaitement avec l'employeur, même si elles sont désireuses d'allaiter. "Selon leur statut au sein de l'entreprise, toutes les femmes ne peuvent pas se permettre de demander du temps et un local. Généralement, dans les emplois les plus précaires, les femmes n'osent pas demander", assure Aurélie Serry. "Certaines ont l'impression que l'on pourrait les virer pour ça. Car tous les employeurs ne sont pas réceptifs", poursuit-elle.

Cette crainte, en effet, semble se traduire parfois dans les faits. Selon la CoFam, 2% des mères se sont vues refuser une heure d'allaitement après l'avoir demandée. Et 6% ont pu en bénéficier "mais avec des répercussions sur leur vie professionnelle". Quant à la question du local, "la loi n'est quasiment jamais appliquée. Pour l'heure d'allaitement, on n'embête pas trop les femmes.  Mais c'est extrêmement difficile pour elles d'obtenir une salle d'allaitement. Et lorsqu'il n'y a que des Open Space, l'allaitement devient compliqué !", analyse pour Europe 1 Véronique Darmangeat, consultante en lactation. D'où la nécessité de faire de la pédagogie aussi auprès des entreprises, pour qu'elles se dotent des locaux nécessaires au respect de la loi. "Le problème est d'autant plus présent dans la Fonction publique, notamment hospitalière. Pourtant, en l'absence de disposition contraire, le droit commun s'y applique comme ailleurs", ajoute Véronique Darmangeat.

… ET ENCORE INCOMPLÈTE ?

 

Une rémunération de l'heure d'allaitement. Selon les partisans de l'allaitement, la loi elle-même gagnerait aussi à être complétée. Parmi les revendications : la rémunération de l'heure d'allaitement. Aujourd'hui, un employeur ne peut en théorie pas refuser cette heure à une femme. Mais il n'est pas obligé de la lui payer. Dans certains secteurs, comme la banque par exemple, les conventions prévoient la rémunération de cette heure. Mais dans d'autres secteurs, notamment au sein de la Fonction publique, les femmes doivent prendre sur leur salaire (environ 14% en moins, selon les calculs du journal La Croix). La convention de l’OIT (Organisation internationale du travail) sur la protection de la maternité, adoptée en 2000, prévoit pourtant cette rémunération. Mais le France ne l'a toujours pas ratifiée. "C'est une source de stress énorme pour les mamans", déplore Véronique Darmangeat.

" Certaines femmes vont tirer leur lait dans les toilettes "

 

Toujours au sujet du temps de travail, la CoFam, pour sa part, suggère une meilleure transition entre la fin du congé maternité et la reprise du travail. "En l'absence d'un congé maternité plus long, il pourrait être judicieux de mettre en place un système de travail à mi-temps entre la fin du congé maternité et la reprise du travail, deux semaines pour s'adapter au fur-et-à mesure. Tout ce qui est brutal est mauvais pour la lactation et le moral", explique Aurélie Serry, la présidente.

L'obligation du local étendue aux PME ? Certains regrettent également que la loi n'impose pas clairement aux entreprises de moins 100 de salariées de fournir un local. "Cela pourrait être un bureau, une infirmerie ou même une simple salle… Beaucoup d'endroits pourraient faire l'affaire. C'est une question de volonté", selon Aurélie Serry. "Aujourd'hui, certaines femmes vont tirer leur lait dans les toilettes. Nous avons des témoignages assez terribles", poursuit la présidente de la CoFam. Véronique Darmangeat, pour sa part, reconnaît que "les petites entreprises n'ont pas forcement la place. Et ce serait mettre certains patrons dans la galère". "Il faudrait déjà que la loi soit appliquée dans les grande entreprises !", insiste-t-elle.

Les défenseurs de l'allaitement craignent, toutefois, de ne pas être entendus, tant au niveau politique que du côté des employeurs. "On parle de seins, de bébés. Pour certains, cela ne peut pas être de vrais problèmes…", conclut ainsi Aurélie Serry.

 

L'allaitement prolongé, bon pour la santé ? Le mois dernier, la revue médicale The Lancet publiait l'une des plus vastes séries d'étude réalisée sur l'allaitement. Selon elle, un "allaitement prolongé" pourrait éviter la mort de milliers d'enfants de moins de cinq ans dans le monde, et réduire le nombre de cancers du sein (les détails dans notre article ici). L'Organisation mondiale de la Santé recommande également un allaitement exclusif (non complété par du lait en poudre) "pendant les six premiers mois de la vie, et, après six mois, la continuation de l’allaitement maternel jusqu’à deux ans ou plus, accompagné d’aliments complémentaires adéquats".