La "haine anti-flic", une spécificité française ?

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Mercredi, les policiers s'étaient donnés rendez-vous à Paris pour dénoncer la "haine anti-flic", un concept bien ancré en France.

"La police est fatiguée", lâche Jean-Marc Falcone, le directeur général de la police nationale, interrogé par Europe 1. Mercredi, les policiers s'étaient  donnés rendez-vous à Paris pour dénoncer la "haine anti-flic", après deux mois émaillés de violents affrontements en marge des manifestations contre la loi Travail. Selon un sondage Odoxa pour Le Parisien, 82% des Français ont pourtant une "bonne opinion" des policiers. Plus de neuf Français sur dix (91%) affirment même comprendre leur "ras-le-bol". Ya-t-il donc vraiment une "haine anti-flic" particulièrement présente en France ?

" "Cette spécificité, elle s'appelle 'état d'urgence'" "

"Il y a, actuellement, bel-et-bien une spécificité française. Cette spécificité, elle s'appelle 'état d'urgence'", estime Eddy Fougier, sociologue spécialiste des mouvements sociaux, contacté par Europe 1. Interdictions de manifester, perquisition sans l'avis du juge, etc. "Nous sommes dans une parenthèse démocratique, cela peut accroître un certain ressentiment envers les forces de l'ordre. D'autant que celles-ci sont à bout, entre les manifestations, les attentats, le plan vigipirate, Nuit debout… Cela peut créer des rapports tendus, notamment avec les manifestants. Un jeune manifestant a déjà perdu un œil à Rennes. Et c'est un miracle que ça ne soit pas allé encore plus loin", poursuit le spécialiste, auteur de L'Altermondialisme, vingt ans après : la grande désillusion.

Chez une minorité de manifestants, particulièrement bruyante et visible dans les médias, cette tension semble donc se traduire en "haine" anti-flic. Les manifestations anti "violences policières" se multiplient, comme celle qui a dégénéré à Rennes le weekend dernier. Mercredi, la préfecture de police de Paris a interdit la manifestation d'un collectif dont le nom ne laisse pas de place au doute : "Urgence, notre police assassine". Et depuis le début des mouvements contre la loi Travail, les vidéos dénonçant les "bavures" policières se multiplient sur la toile, publiées notamment par des manifestants. "Après les attentats de Paris, les policiers étaient applaudis, des slogans 'je suis policier' apparaissaient. Toute la Nation semblait derrière eux. On peut se demander si ce n'était qu'une parenthèse, ou si cela reviendra après la fin de l'état d'urgence…", analyse Eddy Fougier.

" "Au 19e, il y avait déjà une défiance envers les policiers" "

Si l'état d'urgence accroît cette tension, la France ne connaît toutefois pas ses premières manifestations de "haine anti-flics". En réalité, c'est une "tradition" qui remonte à loin, selon Michel Pigenet, auteur de Histoire des mouvements sociaux en France. "Au 19e déjà, l'histoire jouait à saute-mouton, entre les régimes autoritaires et les révolutions. Pendant les périodes de 'libertés', le souvenir de la répression était encore présent. Il y avait donc bien déjà une défiance envers les policiers. Elle était politique, dans les milieux de gauche. Mais aussi populaire : les ouvriers disaient que les policiers étaient des 'fainéants'. En devenant policier, ils passaient de l'autre côté de la barrière, du côté du pouvoir. Et ils échappaient à l'usine. Cette défiance a pu perdurer jusque dans les années 1960, où il y avait, en plus, l'ombre de Vichy qui restait dans beaucoup d'esprits", raconte l'historien.

 

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Pour rappel, c'est en 1948 que le slogan "CRS SS" commencent à apparaitre, inscrit sur les murs par les mineurs qui manifestaient pour leurs conditions de travail. Il sera ensuite popularisé par Mai 68, où la protestation contre la police a pris une tournure plus symbolique. "En 1968, les policiers étaient perçus par certains comme les gardiens d'un système économico-politique jugé autoritaire. Et puis, même en France, ils étaient parfois assimilés à des régimes autoritaristes, notamment par la gauche maoïste. Ils évoquaient les états policiers. Il ne faut pas oublier qu'à l'époque, Franco était encore en Espagne et que les 'colonels' dirigeaient la Grèce", rappelle le sociologue Eddy Fougier.

" "Dans les anciennes dictatures, l'image de la police est détériorée" "

Si la "tradition" remonte à loin en France, de nombreux pays ont également connu une certaine défiance envers la politique. "Dans les pays du sud de l'Europe, qui ont vraiment connu la dictature, comme la Grèce, l'Espagne ou même l'Italie, l'image de la police a été détériorée. Et l'on peut parfois voir des slogans anti-forces de l'ordre lors de manifestations. Si l'on remonte à la fin de la période soviétique, j'ai  aussi le souvenir de pareils slogan en Pologne et en Tchécoslovaquie par exemple", relate l'historien Michel Pigenet.

On peut également citer le mouvement des "black blocs", apparu en Allemagne dans les années 80 pour protester contre des expulsions de squatteurs, et qui s'est répandu dans de nombreux pays. "L'un de leurs objectifs est de perturber les forces de l'ordre", explique Eddy Fougier. Qui poursuit : "Aux Etats-Unis, les policiers sont aussi perçus aujourd'hui par certains altermondialistes comme le symbole du système, comme les gardiens du capitalisme. Et puis il y a des cas et des contextes plus particuliers, comme les émeutes à Baltimore – ou ailleurs – contre les bavures policières contre les noirs".

Les manifestations anti-police sont-elles l'apanage des pays dits "développés" ? "Il est plus difficile de manifester dans les pays qui ne sont pas démocratiques. C'est donc difficile d'exprimer sa défiance envers la police", avance Eddy Fougier, qui conclut : "En revanche, pendant les printemps arabes ou les manifestations anti-corruption au Brésil par exemple, la police a parfois réprimé violemment les manifestants. Dans ces pays, il y a une remise en cause de tout le système. Et la police peut être perçu comme le gardien du temple". Le mouvement des "black blocs", d'ailleurs, commence à s'étendre à tous types de pays. Et leurs sweats à capuche noirs ont déjà été aperçus place Tahrir, en Egypte, ou encore dans les rues de Rio de Janeiro avant la dernière Coupe du monde.