"Invasion", "stratégie de conquête"...quand la frite belge est produite illégalement en France

Photo d'illustration. Ces locations à prix d'or empêchent les jeunes agriculteurs de s'installer.
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Jihane Bergaoui, édité par Ugo Pascolo , modifié à
ENQUÊTE - De plus en plus d'agriculteurs français sous-louent en toute illégalité une partie de leurs terres à des producteurs belges qui sont prêt à payer 10 fois le prix du loyer pour avoir ces quelques hectares en plus. 
ENQUÊTE

On connaissait le phénomène de la sous-location d'appartements dans les grandes villes, voilà qu'il atteint désormais...les terres agricoles françaises. De plus en plus d'agriculteurs du plat-pays sous-louent les terres de notre côté de la frontière pour faire face à l’augmentation constante de la demande de frites belges et autres produits issus de ce tubercule. 

Dans les Hauts-de-France, c'est même est un secret de Polichinelle. En pleine période de plantation de la pomme de terre, il suffit de se rendre dans les champs pour voir que beaucoup de tracteurs sont immatriculés en Belgique. Mais de là à parler du phénomène devant un micro, il y a une marge. Michel [le prénom a été changé, ndlr] accepte de témoigner pour Europe 1. A 60 ans, cet agriculteur loue ses terres à un propriétaire, c'est un fermage, et sous-loue depuis 10 ans entre 4 et 8 hectares à un confrère belge. "Moi je suis tombé sur un bon Belge, ce sont des sous sûrs", explique-t-il. Quant à savoir combien il touche pour ça : "c'est un sujet tabou", dit-il.

"Je suis tombé sur un bon Belge, ce sont des sous sûrs"

Si la pratique est complètement illégale, tout comme pour les appartements, Michel n'est pas inquiet : "Du moment que mon propriétaire reçoit son fermage [son loyer, ndlr], tout le monde est content". Du côté belge, en plus de ne pas se cacher, on sent même poindre une touche de cynisme : "C'est illégal pour les producteurs français qui louent leurs terres aux Belges", rappelle ainsi Romain Cools, secrétaire général de Belgapom, l'association des professionnels de la filière pomme de terre en Belgique.

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Et il a raison : le plus grand risque est pris par l'agriculteur qui sous-loue ses terres. S'il est repéré, on peut lui résilier son bail. Concrètement, il n'a plus le droit d'exploiter. Mais le phénomène est difficile à déceler. Même si les Belges ciblent souvent le même profil : des agriculteurs en fin de carrière, un peu fatigués, qui veulent compléter leurs revenus, ils se contentent de petites parcelles. Une brigade d'enquête en charge de contrôles phytosanitaires estime toutefois qu'une dizaine de milliers d'hectares serait tout de même sous-loués dans la région. 

Une "invasion", une "stratégie de conquête" des Belges

Sans oublier que le phénomène prend de l'ampleur, en plus des pommes de terre, il existe aussi pour les endives, les betteraves, les pois ou encore les choux de Bruxelles. Et s'il y a 10 ans, ça se cantonnait au Nord-Pas-de-Calais, près de la frontière, désormais les producteurs n'hésitent plus à descendre en Picardie, aux portes de l’île-de-France. Certains syndicats agricoles parlent d'une "invasion", d'une "stratégie de conquête" des Belges. Et c'est vrai que le démarchage est de plus en plus visible : petites annonces dans les journaux, bouche-à-oreille et même, porte-à-porte.

C'est ce qui est arrivé à Hugues Bécret, agriculteur dans l'Aisne, à une heure de la route pour la Belgique. "L'agriculteur est arrivé avec sa voiture devant mon bureau et a dit : ''Bonjour monsieur, je suis à la recherche de surface pour venir faire la culture de la plantation à la récolte, seriez prêt à me louer quelques hectares pour ces pommes de terre ?'. Je lui ai répondu que si je dois m'asseoir dans mon bureau juste pour encaisser un chèque, je ne serais plus agriculteur. Ma passion, c'est produire". 

Si Hugues a refusé l'offre, ceux qui se laissent séduire le font aussi par appât du gain : strictement encadré, le fermage est limité à 150 euros par hectare, or les Belges vont jusqu'à proposer 1.500 euros pour la même surface. Une location à prix d'or qui a un effet pervers sur le foncier, puisqu'elle bloque le marché en empêchant les jeunes agriculteurs, qui ne peuvent pas s'aligner, de s'installer.