"Grand débat national" : quelles garanties de transparence pour la consultation en ligne ?

Les citoyens pourront contribuer au "grand débat" sur la plateforme en ligne à partir de lundi. © Capture d'écran
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Le site Internet du "grand débat national", développé par la start-up Cap Collectif, doit recueillir les propositions des Français pendant deux mois, à partir de lundi. Avec des enjeux particulièrement élevés en termes de transparence et d'indépendance.

Édouard Philippe lui-même n'a cessé de le clamer : le "grand débat national" doit se faire dans "la transparence, l'indépendance et l'impartialité". Nul ne pourra désavouer les vœux du Premier ministre en la matière, alors que cette consultation d'une ampleur inédite à l'échelle nationale entre dans une nouvelle phase. À partir de lundi, et jusqu'au 15 mars, les citoyens pourront en effet déposer directement leurs contributions sur le site Internet prévu à cet effet. Une plateforme derrière laquelle se cache une start-up française créée en 2014 et répondant au nom de Cap Collectif. Et l'enjeu est de taille pour l'entreprise, qui s'efforce depuis plusieurs jours de dissiper les craintes.

Un acteur bien connu dans le milieu de la "civic tech"

Si Matignon s'est tourné vers Cap Collectif pour héberger le site du "grand débat", ce n'est pas seulement parce que la société de 25 salariés a été la plus prompte à répondre. Dans le petit monde de la "civic tech", cet écosystème qui entend renforcer le lien démocratique entre citoyens et dirigeants, Cap Collectif est devenue une référence auprès des institutions publiques. Consultation sur la loi pour une République numérique en 2015, appel à projets lancé par Nicolas Hulot en 2017, concertation sur la bioéthique et les retraites en 2018… La start-up, qui outille aussi le budget participatif de plusieurs grandes villes, parmi lesquelles Nantes et Bordeaux, a été de toutes les grandes consultations nationales ces dernières années.

Y compris en réponse à la mobilisation des "gilets jaunes", dont certains, comme à La Réunion par exemple, ont fait appel à des plateformes pour les aider à structurer leurs débats.

Une indépendance en question

Issue de l'association Parlement et Citoyens, Cap Collectif n'en reste pas moins une entreprise, ce qui lui vaut quelques critiques sur son indépendance vis-à-vis de ses clients, en l'occurrence le gouvernement. "Ce n'est pas forcément concordant avec l'intérêt général", avance notamment David Gayou, l'un des administrateurs de l'association Regards citoyens, à l'origine de projets tels que NosDéputés.fr ou NosSénateurs.fr.

"J'entends qu'on pourrait être une association, mais je ne connais pas de logiciel de haut niveau fait par des associations. Un logiciel, c'est extrêmement coûteux à développer, et pour cela, il faut un modèle économique", répond auprès d'Europe 1 Cyril Lage, le fondateur de Cap Collectif.

Cette logique de prestation pose tout de même question, insiste Clément Mabi, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’UTC de Compiègne. "Qu'on le veuille ou non, il y a une relation contractuelle entre les deux parties, avec une phase de négociations et de rapports de force qui n'est pas toujours en faveur du prestataire", renseigne ce spécialiste des "civic tech".

Dans ce dossier, c'est en effet le gouvernement qui a la main. C'est lui et lui seul qui a retenu les quatre grands thèmes sur lesquels les Français sont appelés à s'exprimer durant deux mois : la transition écologique ; la fiscalité ; la démocratie et la citoyenneté ; l'organisation de l'État et des services publics. Lui, aussi, qui a produit les "fiches pédagogiques" mises à disposition des citoyens sur le site du "grand débat". Or, selon plusieurs économistes, le "diagnostic", les "enjeux" et les questions versés par Bercy au dossier fiscalité vont dans le sens du gouvernement.

Habituellement, cette tâche revient à une autorité indépendante, en l'occurrence la Commission nationale du débat public (CNDP), comme cela avait notamment été le cas pour le référendum de 2016 sur l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Problème : sa présidente, Chantal Jouanno, empêtrée dans une polémique sur sa rémunération, a finalement préféré se retirer. Si l'ancienne karatéka a été remplacée quelques jours plus tard par les ministres Emmanuelle Wargon et Sébastien Lecornu, les cinq garants, eux, n'ont été désignés qu'après le lancement du dispositif.

 

Logiciel libre contre modèle propriétaire

L’outil mis à la disposition du gouvernement est par ailleurs encadré par un contrat de licence "propriétaire". Autrement dit, le code informatique ne peut ni être lu, ni copié, ce qui empêche de vérifier s'il a pu être altéré. Un sujet de crispation très fort dans la communauté des "civic tech".

"Typiquement, sur un site de participation comme celui-ci, il peut y avoir des manipulations sur les votes, sur des idées dérangeantes qui seraient supprimées, sur la capacité à pouvoir modifier les votes, ou même à faire en sorte qu'il y ait plus souvent des bugs au moment de déployer un message dans certaines conditions", affirme David Gayou, de Regards citoyens. "Ou même, de façon un peu plus sournoise, de mettre certaines idées en haut de la page. Or, quand on met un produit en tête de gondole, il va davantage se vendre que ceux qui sont en bas d'un rayon, dans un coin", poursuit cet ingénieur en recherche et développement. "Ouvrir son code source, ce n'est absolument pas gênant", tient-il par ailleurs à rappeler. "Ce sont des pratiques très courantes dans l'industrie du logiciel, y compris avec des logiciels de sécurité".

Le patron de Cap Collectif, lui, balaye ces inquiétudes d'un revers de main : "Si on n'ouvre pas notre code source, c'est parce qu'on souhaite garder la maîtrise de notre outil. Quand on développe une fonctionnalité, on veut être en capacité de choisir comment elle marche. On souhaite justement être indépendant de nos clients et non pas un exécutant à qui on dit comment doit évoluer sa plateforme". 

Cyril Lage assure ainsi que les contributions seront classées par "ordre aléatoire" dès qu'un utilisateur voudra les consulter. Celui-ci pourra alors choisir de sélectionner les idées les plus récentes, les plus votées, les plus commentées et les classer par thèmes. "Il n'y a pas d'algorithme qui vient vous manipuler les infos", insiste-t-il.

Une modération "en corbeille ouverte"

Pas de censure, répète Matignon, qui s'est engagé à prendre en compte "tous les avis et propositions exprimés dans le respect de la méthode et des règles du débat, une crainte régulièrement évoquée par les "gilets jaunes", notamment sur les réseaux sociaux.

Afin de garantir cette liberté de parole, la modération se fera donc a posteriori. Tous les contenus seront automatiquement et instantanément publiés sur le site. La modération se déroulera ainsi sur le même modèle que sur Facebook, par exemple. Via un bouton signaler, à la disposition des utilisateurs. Charge ensuite aux modérateurs de donner suite - les messages modérés ne seront pas supprimés pour autant, mais placés en "corbeille ouverte", un espace toujours accessible - ou non.

 

Le cadre a déjà été posé. Les règles sont d'ailleurs disponibles sur le site du "grand débat". Parmi elles, "éviter tout prosélytisme", "ne pas renvoyer vers des sites, médias ou supports dont la teneur ne respecterait pas la charte" ou encore "ne diffuser aucune information volontairement erronée, tronquée ou hors sujet". Concrètement, le risque de voir la consultation en ligne tourner au débat sur le mariage pour tous est donc quasiment nul.

Le risque du lobbying

C'est pourtant ce qui s'est produit sur la plateforme lancée le 15 décembre dernier par le Conseil économique, social et environnemental (CESE), déjà imaginée pour répondre à la crise de "gilets jaunes"… Et déjà hébergée par Cap Collectif. Son patron n'y voit toutefois qu'un aléa "inhérent au participatif". "Le principe même du participatif, c'est d'accepter que chacun ait le droit de parler et faire ce travail de mobilisation autour de ses propositions. Si on considère que c'est un problème, cela voudrait dire qu'il faudrait définir en amont du processus qui a le droit de parler et quelle est la bonne façon d'en parler. On n'est pas un institut de sondage, ni un outil de référendum",  appuie Cyril Lage auprès d'Europe 1.

Les lobbies pourront donc bel et bien participer autant qu'ils le veulent, tant que leurs contributions ne sortent pas du cadre défini. Sur son site, Cap Collectif précise toutefois qu'il est  "inutile pour un groupe d'intérêts de venir 'spammer' la plateforme avec un argument ou une proposition unique répétés en boucle puisque seul l'argument - et non son nombre de clones - sera affiché dans la synthèse".

Celle-ci est prévue pour le mois d'avril, comme s'y était engagé Emmanuel Macron dans sa lettre aux Français. Avant cela, sous le contrôle de "garants", "toutes les contributions seront rendues publiques, analysées et restituées au président de la République et au gouvernement", affirme l’exécutif, tandis que Cap Collectif a interdiction formelle de les exploiter.

La présidente de la CNIL pour veiller à la protection des données

Tous les citoyens ont donc jusqu'au 15 mars pour participer au débat. Pour ce faire, il faudra s’inscrire sur la plateforme, soit sous sa propre identité, soit sous un pseudo, et fournir son adresse électronique. Face à l'expression de certaines réserves quant à la protection des données sur la première version du site, les modalités de conformité au règlement général sur la protection des données (RGPD) ont été complétées depuis.

Le gouvernement, propriétaire exclusif des données, pourra alors conserver l'email des participants "pour vous proposer toute information sur le grand débat national pendant un an à compter de la fermeture de la plateforme", est-il écrit dans la politique de confidentialité du site, qui précise qu'"un lien de désinscription vous sera proposé dans toute communication". Au-delà, "les données personnelles que nous collectons pourront être anonymisées et conservées à des fins statistiques. Sinon, elles feront l’objet d’une suppression définitive", assure le gouvernement.

Une fois la consultation terminée, Cap Collectif a déjà proposé à l'exécutif "d'augmenter la confiance en ce qu'ils font en publiant les jeux de données en open data, de sorte à ce que chacun puisse y avoir accès, de façon anonyme. Et que tout le monde puisse vérifier s'il y a eu une altération des données", confie Cyril Lage. L'enjeu est évidemment énorme, même si rien n'oblige dans les faits le gouvernement à faire appliquer une proposition, aussi populaire soit-elle.

Le rôle précis que joueront les cinq garants, chargés de s'assurer de la transparence et de l'indépendance des débats, reste pour sa part encore assez flou. Mais le choix d'Isabelle Falque-Pierrotin n'est sûrement pas anodin. Désignée par Matignon, la présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a notamment participé en mai 2018 à l’entrée en vigueur du RGPD.