Dans les hôpitaux psychiatriques, "la justice va un peu à tâtons"

Le film de Raymond Depardon montre 10 audiences devant le juge des libertés et de la détention, entrecoupées de plans d'hôpital psychiatrique.
Le film de Raymond Depardon montre 10 audiences devant le juge des libertés et de la détention, entrecoupées de plans d'hôpital psychiatrique. © Capture d'écran "12 Jours"
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Depuis 2011, les malades hospitalisés sous contrainte rencontrent un juge dans les 12 jours qui suivent leur enfermement. Sans se substituer aux psychiatres, les magistrats doivent contrôler la procédure.

"Je suis la juge des libertés et de la détention, et je suis chargée de vérifier la procédure vous concernant." Le ton de la jeune magistrate est bienveillant, quoi qu'un peu mécanique. "Une procédure, c'est passer au tribunal ! Je ne suis jamais passé au tribunal, qu'est-ce que vous racontez", répond un homme au visage anguleux, assis devant son avocat. Et la juge de répondre, pédagogue : "Vous ne passez pas au tribunal, mais vous faites l'objet d'une procédure d'hospitalisation sous contrainte. Ça s'appelle comme ça."

"Surveiller les décisions des psychiatres". La scène se déroule dans une petite salle de l'hôpital psychiatrique du Vinatier, dans la région lyonnaise. Elle est immortalisée par la caméra de Raymond Depardon dans 12 jours, un documentaire en salles mercredi. 12 jours, pour le délai maximal avant lequel tout patient hospitalisé sans son consentement doit passer devant un juge, chargé de donner son accord à la poursuite de l'internement. Des audiences qui "obligent à surveiller les décisions des psychiatres", expliquait le cinéaste au festival de Cannes, en mai, jugeant que "les abus qu'il y avait après-guerre, où on pouvait laisser sa belle-mère pendant des mois, c'est fini."

Le système que découvrent les spectateurs existe depuis l'adoption de la loi du 5 juillet 2011, relative "aux droits et à la protection des personnes faisant l'objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge". "Avant ce texte, des requêtes facultatives pouvaient être formulées par les patients qui souhaitaient voir un juge", précise Thierry Najman, psychiatre et auteur de Lieu d'Asile, manifeste pour une autre psychiatrie. "Mais les patients étaient très mal informés de cette possibilité. Et ceux qui faisaient la demande étaient parfois reçus après des années, voire jamais." Depuis, le rendez-vous avec le juge des libertés et de la détention (JLD) est devenu systématique, au cours d'une audience publique.

Dix à trente minutes d'audience par patient. "L'idée est simple : il faut vérifier que l'atteinte à la liberté d'aller et de venir est bien là pour garantir un autre droit constitutionnel, celui à la protection de la santé", résume Marion Primevert, vice-présidente du tribunal de grande instance de Paris. Les patients ainsi entendus par le juge font l'objet de deux types de procédure : soit ils ont été internés suite à une mesure de police, après, par exemple, un trouble de l'ordre public, soit, plus fréquemment, à la demande d'un tiers, qui peut-être un membre de la famille ou de l'entourage proche - voire, en cas de "péril imminent", le directeur d'un établissement hospitalier. On parle dans le premier cas de soins psychiatriques sur décision du représentant de l'État (SPDRE), et dans le deuxième de soins psychiatriques à la demande d'un tiers (SPDT).

" Les magistrats et les avocats ne s'estimaient pas formés pour s'adresser à des gens qui souffrent "

En pratique, l'audience dure de dix à trente minutes en moyenne, devant un juge non spécialisé dans le milieu médical, qui traite aussi de dossiers au pénal, ou d'étrangers en situation irrégulière. "Le JLD vérifie que la personne est détenue régulièrement, d'abord sur la forme", raconte Me Corinne Vaillant, présidente de l'association Avocats, droits et psychiatrie. "Le dossier comporte-t-il le bon nombre de certificats médicaux, bien ordonnés et signés ? Les délais ont-ils été respectés ?" Dans un deuxième temps, "il y a un travail de fond : on doit s'assurer, autant que faire se peut, que la personne présente des troubles mentaux, qu'elle ne peut pas donner elle-même son accord pour être soignée, et que ses soins ne peuvent pas lui être disposés ailleurs."

Faire cohabiter deux mondes étrangers. "Au départ, le climat était assez contestataire des deux côtés", reconnaît Natalie Giloux, psychiatre. "Les médecins se sentaient observés, contrôlés et mis en doute dans leurs compétences cliniques. Et à l'opposé, les magistrats et les avocats ne s'estimaient pas formés pour s'adresser à des gens qui souffrent." Aux côtés de Marion Primevert, la médecin dirige depuis six ans des séances de formation continue à l'école nationale de la magistrature (ENM), "pour expliquer le texte sur le plan législatif, mais surtout sensibiliser aux différentes pathologies, au contexte de l'environnement hospitalier et des soins sous contrainte."

" On n'est pas psychiatre, on reste à notre place. La justice ne doit pas basculer sur le terrain de la santé "

Car c'est bien de faire cohabiter deux mondes étrangers qu'il est question. "La défense des intérêts d'une personne qui passe devant le JLD est compliquée : on ne juge pas une personne en tant que telle", explique Guillaume Gardet, avocat qui assure des permanences de personnes hospitalisées sous contrainte à Lyon. "On est aussi face à une situation de profonde détresse du client, qui n'est pas toujours en mesure de pouvoir s'exprimer clairement, même avec nous." Corinne Vaillant renchérit : "On n'est pas psychiatre, on reste à notre place. La justice ne doit pas basculer sur le terrain de la santé."

94.000 malades entendus en 2016. "C'est une nouvelle matière, la justice va un peu à tâtons", poursuit l'avocate. En 2016, les 94.000 personnes hospitalisées sous la contrainte en France ont été entendues par un juge. "L'application de la loi est délicate, mais le suivi des audiences montre qu'il y a vraiment du mieux", estime pour sa part Natalie Giloux. Les différents professionnels du secteur interrogés par Europe 1 relèvent encore plusieurs dysfonctionnements. Dans plusieurs hôpitaux, des salles dédiées n'ont pas pu être aménagées et les patients doivent être transférés dans d'autres établissements, voire devant un tribunal. À Paris, les avocats reçoivent les dossiers la veille des audiences et n'ont parfois pas le temps de vérifier les informations fournies par leurs clients.

" Il faut sortir du schéma du pénal, où l'objectif est de sortir d'un endroit qui serait une prison "

"L'application de la loi de 2011 s'inscrit dans un contexte où la population, y compris la justice, voit les patients de ces établissements comme dangereux", déplore pour sa part Thierry Najman, qui souligne que plusieurs études prouvent que les malades mentaux "ne commettent pas plus de crimes que le reste de la population". "Le JLD voit souvent les personnes en crise existentielle aiguë, souvent hospitalisées parce qu'elles ont tenu des propos délirants ou suicidaires. Comment voulez-vous qu'ils ne se rangent pas à l'avis des psychiatres ?"

Dans les faits, le JLD fait droit à la demande de maintenir le patient en hospitalisation permanente dans la majorité des cas. À l'hôpital du Vinatier, seuls 2% des audiences aboutissent à une mainlevée du juge - aucune de celles filmées par Raymond Depardon. Sur l'ensemble du territoire, la moyenne est de 9%. "Mais il faut sortir du schéma du pénal, où l'objectif est de sortir d'un endroit qui serait une prison", estime Natalie Giloux. "L'atteinte à la liberté n'est ici pas la chose, mais le moyen : l'hôpital est là pour soigner. L'essence de la loi est de rendre au patient son statut de citoyen. On répond à une exigence de la démocratie."