Au procès Merah, "un cortège de chagrin" et un "coupable par défaut"

© BENOIT PEYRUCQ / AFP
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Les avocats du frère du tueur au scooter ont pointé le peu de preuves matérielles et soulevé le risque d'un verdict pour l'exemple lors de leurs plaidoiries devant les assises spéciales, mardi.

Pendant quatre semaines, il a malmené la cour d'assises spéciale. Interrompu les avocats des parties civiles, rappelé que la mère de Mohamed Merah avait, elle aussi, perdu un fils, reçu plusieurs rappels à l'ordre du président. Dans la salle Voltaire du palais de justice, Eric Dupond-Moretti a aussi confié qu'il avait reçu des menaces de mort visant ses enfants, juste pour avoir accepté de représenter le frère du "tueur au scooter" de Toulouse et Montauban, qui encourt la réclusion criminelle à perpétuité. Alors à quelques minutes du début de sa plaidoirie, chaque centimètre de banc est occupé. Étudiants en droit, parents de victimes, journalistes : la salle affiche comble pour écouter "Acquittator", qui plaide, pour une partie de l'assistance, en faveur de l'indéfendable.

"Le goût du sang et du vomi". Eric Dupond-Moretti parle depuis sa place, l'air grave et les traits tirés. D'une voix, un peu enrouée, presque faible, il adresse ses premiers mots aux victimes. "Il y a d'abord l'horreur que nous inspire ces crimes, leur cortège de chagrin, de révolte et d'incompréhension : des hommes de paix assassinés, des petits-enfants exécutés et toute cette abomination commise au nom de Dieu." L'avocat dit sa "compassion" mais sait que ses mots ne suffisent pas. "Rien n'atténuera jamais ce que l'un d'entre vous a appelé 'le goût du sang et du vomi'."

" On informe les victimes imprudemment, sans preuve, que l'artisan de leur malheur est Abdelkader Merah "

Doucement, le pénaliste bifurque. "Tous ces morts, toutes ces images, le sang, les larmes, c'est le moyen choisi par les terroristes pour nous soumettre. Le chaos et l'effroi ont pour seul but de nous faire abandonner notre mode de vie, notre mode de pensée…" Eric Dupond-Moretti marque une pause. "Notre mode de juger. Parce que depuis cinq ans, on informe les victimes imprudemment, sans preuve, que l'artisan de leur malheur est Abdelkader Merah, qui est dans le box. Comme si son frère et lui n'étaient qu'un et un seul. Et aujourd'hui l'acquittement, fusse-t-il prononcé au bénéfice du doute, sera forcément vécu comme une injure par certaines parties civiles..."

"Une construction de l'accusation". Plus tôt dans l'après-midi, les deux autres avocats d'Abdelkader Merah, jeunes collaborateurs d'"Acquittator", ont posé les jalons dudit acquittement en évoquant le fond du dossier. Archibald Celeyron, tout juste 30 ans, a d'abord souligné la fragilité des éléments matériels de l'affaire au terme d'un exposé millimétré. Le vol du scooter qui servira aux tueries, auquel l'accusé a reconnu avoir assisté, mais de loin ? "Une construction de l'accusation pour pouvoir accrocher Abdelkader Merah", qui n'a jamais touché le véhicule. L'achat d'un blouson de moto, quelques minutes après le vol ? "Aucune preuve que ce vêtement ait été porté par Mohamed Merah les 11 et 15 mars 2012. Aucune !"

"On vous plaide qu'il faudrait le condamner par la preuve du vide", a renchéri son confrère Antoine Vey quelques minutes plus tard, soulignant l'absence de preuves d'endoctrinement religieux de l'aîné de la fratrie Merah sur son cadet. Oui, Abdelkader possédait, sur son ordinateur et dans sa bibliothèque, de nombreux documents dont certains relatifs au djihad. "Il a depuis toujours l'envie de tout lire sur la religion. Et même s'il avait voulu les passer à son frère, celui-ci ne parlait pas arabe…" Et oui, Abdelkader a salué à quelques reprises les tueries de Mohamed devant les enquêteurs. "Mais en droit, l'apologie du terrorisme ne signifie pas l'appartenance à un groupement terroriste."

"Il fallait un coupable". En cette fin d'après-midi, Eric Dupond-Moretti s'appuie confortablement sur l'examen rigoureux de ses disciples, qui ont tous deux glissé leur fierté de plaider à ses côtés. Lui leur tire son chapeau : "on ne rentre pas dans une affaire comme celle-là par hasard." Le ténor du barreau n'a plus qu'à en rajouter une couche : "au-delà du vol du TMAX, il y a la location du box, le tracker, le moment où Mohamed repeint le scooter, la revendication de l'attaque. Pourquoi Abdelkader Merah se serait mouillé matériellement une fois et jamais avant ou après ? Ça n'a aucun sens !"

" Aurez-vous la même exigence de preuve dans ce procès que dans un autre ?  "

La voix de l'avocat s'est éclaircie et résonne désormais dans la salle. "La vérité, c'est qu'il fallait un coupable pour faire le deuil. Il fallait un coupable pour incarner par défaut le mal absolu. Mais ce qui n'est pas prouvé n'existe pas." Il se tourne vers la cour d'assises, uniquement composée de magistrats - comme c'est le cas en matière de terrorisme. "Votre responsabilité est immense. Aurez-vous la même exigence de preuve dans ce procès que dans un autre ? Le juge doit nous dire si les règles qui étaient les nôtres, et que notre société civilisée a mis des millénaires à élaborer, s'appliquent encore. Ou si nous sommes entrés dans une ère nouvelle. Les risques de dérive sont multiples, mais essentiellement de deux ordres : le chagrin des victimes et l'opinion publique."

"Sur le terrain de l'aléatoire". Sur le banc des parties civiles, une femme se lève et quitte la salle. Eric Dupond-Moretti la suit du regard et poursuit. "Si Abdelkader Merah est ici, c'est parce que son frère est mort. J'affirme que si Mohamed Merah était dans le box, il y serait seul. Alors, on a basculé, irrésistiblement, sur le terrain de l'aléatoire… L'association de malfaiteurs, c'est ce que l'on appelait autrefois une infraction fourre-tout." Et aux juges, criant presque : "Vous avez le droit de tout penser, mais vous n'avez rien ! Ils (les frères Merah, ndlr) ont parlé 'sérieusement' lors d'un match de football ? La belle affaire !"

L'avocat se calme et finit comme il a commencé, tourné vers les victimes. Au premier rang, la mère d'Imad Ibn Ziaten, le premier militaire abattu par Mohamed Merah, ne le quitte pas des yeux. Eric Dupond-Moretti s'adresse à elle : "Madame, vous nous avez dit à la barre qu'on devait résister. Or si les règles qui sont les nôtres n'ont plus cours, alors le terrorisme a gagné." Il se retourne vers la cour. "Si vous condamnez Abdelkader Merah, vous aurez jugé sans doute mais vous n'aurez pas rendu justice. Justice sera morte ou gravement blessée. Parce que nous nous serons couchés."