La Grèce, "cheval de Troie" de la Russie en Europe ?

© YURI KADOBNOV / AFP POOL / AFP
  • Copié
, modifié à
Les gouvernements grecs et russes disposent d’atomes crochus. Mais jusqu’où va leur entente ?

"Grèce : le cheval de Troie de Poutine", titrait le Sunday time ce weekend. Le cheval de Troie, dans l’Iliade d’Homère, c’est ce cheval de bois géant rempli de soldat grecs. La légende est connue : les Troyens, pensant qu’il s’agit d’un cadeau, laissent rentrer le cheval dans leur ville. Mal leur en prend, c’est un piège : les Grecs sortent et massacrent tout le monde.

>> LIRE AUSSI - Quelles sont les échéances à venir pour la Grèce ?

Quel rapport avec la Grèce et la Russie d’aujourd’hui ? Pour le quotidien britannique, l’arrivée de Syriza au pouvoir, à Athènes, a tout pour plaire au président russe, qui y voit un moyen de peser sur les européens, notamment dans le conflit ukrainien. La Grèce, membre de l’Union européenne, serait alors le cheval de bois qui permettrait aux Russes d’infiltrer les tables de négociations européennes. Une histoire imaginaire ou tout de même crédible ? Décryptage.

>> LIRE AUSSI - Dette grecque : de quoi parle-t-on au juste ?

Moscou et Athènes multiplient les petites attentions. La volonté d’Alexis Tsipras de se rapprocher de Moscou saute aux yeux. Le jour de sa prise de fonction, le nouveau Premier ministre grec a choisi l’ambassadeur russe comme premier diplomate à qui serrer la main. Et celui-ci lui a bien rendu : il lui a immédiatement remis en main propre une lettre de félicitations rédigée par Vladimir Poutine himself.

Mais l’idylle n’a pas commencé là. Le 10 mai 2014, le leader de la gauche radicale qui n’était pas encore chef de gouvernement s’était déjà rendu en Russie pour soutenir Moscou dans la crise ukrainienne. Alexis Tsipras avait dit regretter "que des fascistes et des néo-nazis entrent dans un gouvernement [en Ukraine] soutenus par l’Union européenne".

Sunday Times

© Capture d'écran Sunday Times

Après sa prise de pouvoir, le nouveau gouvernement grec en a remis une couche. Il s’est opposé à la publication d’un communiqué de l’Union européenne. L’objet de ce communiqué : une condamnation du regain de tensions dans l’Est ukrainien, et une menace de nouvelles sanctions. Officiellement, le gouvernement grec s’est indigné de la forme des négociations qui ont abouti à ce document : les membres de l’Union n’ont pas pris la peine de consulter Athènes. Mais certaines déclarations laissent penser que le fonds non plus ne lui convenait pas. "Nous sommes contre l’embargo imposé à la Russie”, a ainsi lancé, mercredi 28 janvier, Panagiotis Lafazanis, le ministre grec de l’Énergie, cité par France 24.

Alexis Tsipras a également nommé deux ministres pro-russes, Nikos Kotzias (Affaires étrangères) et Panos Kammenos (Défense) à des postes clés.  Et de son côté, Moscou non plus ne s’est pas montrée avare de petites attentions. Le ministre russe des Finances, Anton Silouanov, a déclaré le 29 janvier  que la Russie envisagerait d'accorder une aide financière à la Grèce si celle-ci lui en faisait la demande.

Ils ont des raisons de s’aimer. Il faut dire que les deux pays ont de nombreux points communs. Culturels, d’abord : la majorité des Grecs et des Russes se considèrent comme chrétiens orthodoxes (près de 95% en Grèce, près de 70% en Russie). Certes, Alexis Tsipras et Vladimir Poutine ne sont pas des exemples de piété (le leader de Syriza a refusé de poser la main sur la bible lors de sa prise de fonction). Mais la religion rapproche clairement les deux peuples.

"Poutine propose une sorte de concept de défense du monde occidental, du monde chrétien face à l'islam mais aussi face au monde anglo-saxon, protestant. Beaucoup d'affinités unissent ces deux pays", estime pour sa part au Figaro Vladimir Fédorovski, ancien diplomate et homme politique russe devenu écrivain. "Depuis la chute du communisme, nous assistons à un renouveau de la prétention traditionnelle de Moscou de se considérer, dans l’héritage de Constantinople, comme la ‘troisième Rome’ et donc comme protectrice auto-proclamée de l’orthodoxie partout dans le monde", complète l’Historien David Engels dans une interview à Atlantico.

Les deux dirigeants ont aussi (surtout) des intérêts diplomatiques communs. La Russie veut un allié en Europe. "Pour imposer des sanctions, l’Union européenne doit se prononcer à l’unanimité. Moscou a donc tout intérêt à créer des divisions au sein du bloc européen", explique au site Foreign Policy Fiona Hill, spécialiste de la Russie au think-tank américain Brookings Institute.

De son côté, la Grèce veut montrer à l’Europe qu’elle n’est pas seule, afin de se donner plus de poids dans la négociation de sa dette. "La Grèce va changer de rhétorique, elle va essayer de renforcer ses liens et demander un rééquilibrage de la politique russe de l'Europe", analyse dans l’AFP Constantinos Filis, directeur de recherche à l'Institut des relations internationales à Athènes. "Il est clair que Syriza serait intéressé par des voies alternatives, qui pourraient passer par Moscou, pour avoir accès à des liquidités supplémentaires", estime également Theocharis Grigoriadis, professeur assistant d’économie à l’université libre de Berlin, cité par France 24.

>> LIRE AUSSI - L'écho retentissant de la victoire de Syriza en Europe

Leur amour ne devrait pas donner grand-chose. Malgré tout, leur amour ne devrait pas être exclusif. Car Athènes ne veut pas se séparer de l’Europe. "Si vous observez où vont actuellement les officiels grecs, avec qui ils ont des contacts, la réponse est : avec les autres pays d'Europe", remarque ainsi Theodore Couloumbis, professeur émérite de relations internationales à l'Université d'Athènes. A peine au pouvoir, Alexis Tsipras et son ministre des Finances, Yanis Varoufakis, se sont en effet lancés dans un véritable tour du Vieux continent. En quatre jours, l'un, l'autre ou les deux seront passés par Nicosie, Paris, Londres, Rome, Bruxelles, Francfort et Berlin. "La Grèce ne sera pas une menace pour l’Europe", a d’ailleurs martelé Alexis Tsipras mercredi, reçu par François Hollande à l’Elysée.

Table Hollande Tsipras

© REMY DE LA MAUVINIERE / POOL / AFP

Autre preuve que le cœur d'Athènes n'est pas encore prêt à larguer l'Europe pour Moscou : le gouvernement grec refuse encore de s’opposer ouvertement aux sanctions contre la Russie dans le conflit ukrainien. "Est-ce que les journalistes pourraient comprendre qu'il y a une différence entre protester parce qu'on n'a pas été consultés et protester contre les sanctions elles-mêmes? Ou c'est trop compliqué?", a ainsi réagi Yanis Varoufakis après la polémique du refus de publier le communiqué de l’Union européenne. La Grèce a également réaffirmé qu’elle ne sortirait pas de l’Otan.

>> LIRE AUSSI - Grèce : le numéro d'équilibriste de Tsipras

Et surtout, Alexis Tsipras s’est montré ferme sur un éventuel prêt russe : c’est non. "Nous sommes engagés dans d'importantes négociations avec nos partenaires européens. Actuellement, nous n'envisageons rien d'autre". La Grèce devrait donc se contenter de souffler le chaud et le froid pour peser à Bruxelles.

"L’alliance entre la Russie et la Grèce va donc essentiellement jouer sur le plan diplomatique et pas forcément de façon définitive", résume l’ancien diplomate Vladimir Fédorovski. "Il n’y aura pas de virage à 180 degrés" renchérit le chercheur Constantinos Filis. En clair, si les Grecs construisent un cheval de Troie avec les Russes, ils ne devraient pas les laisser monter dedans pour le moment. Ils vont se contenter de l’exposer à Bruxelles en guise de moyen de pression.