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Alfred Dreyfus et son épouse, Lucie, virent leur existence opérer un virage tragique en 1894, quand le capitaine fut accusé de trahison. Mais qu’en fut-il de leurs deux enfants ? Pierre et Jeanne Dreyfus, respectivement nés en 1891 et 1893, sont extrêmement jeunes quand l’Affaire éclate. Alors que leur père est envoyé au bagne, en Guyane, on leur raconte qu’il est en voyage pour l’armée. À son retour, en 1899, ils rencontrent un inconnu à la silhouette décharnée. Clémentine Portier-Kaltenbach vous raconte le destin d’une famille victime de grandes injustices, qui mit tout en oeuvre pour réhabiliter la figure de ce père martyr.

Nous parlons aujourd’hui du destin de deux Dreyfus qui n’ont pas fait la Une de l’actualité : Pierre et Jeanne, les deux enfants d’Alfred et Lucie Dreyfus, qui ont vécu cette affaire de l’intérieur et de façon violente.

Un père absent et "en voyage"

Pierre Dreyfus est né en 1891 et sa petite sœur, Jeanne en 1893. Ils sont très jeunes lorsqu’éclate l’affaire qui fait condamner leur père à la déportation à vie en 1894. A cet âge, impossible de leur dire la vérité, la famille décide donc de leur mentir, un pieux mensonge. On leur raconte que leur papa est en voyage pour l’armée, un long voyage mystérieux dont ils ne savent rien.

De temps en temps, leur père voyageur leur envoie des cadeaux, du moins le croient-ils. Pour qu’ils n’oublient pas leur père, leur mère Lucie met des photos d’Alfred partout dans l’appartement.

Chez eux, pas de père, mais des messieurs pratiquement tous les jours. Ces messieurs, mystérieusement, se mettent à chuchoter dès qu’ils se présentent dans le salon. Parmi ces messieurs, il y a notamment M. Zola, un vrai tonton gâteau, le sénateur Scheurer-Kestner ou encore leur tonton Mathieu, le frère d’Alfred Dreyfus.

Les deux enfants ne verront leur père pour la première fois qu’après sa déportation à l’île du Diable et la révision de son procès en 1899. Pierre est alors un petit garçon qui a bien poussé, il a huit ans et Jeanne en a six. Pierre se souvient :

" Je vois encore notre arrivée et Maman nous accueillant, ayant auprès d’elle un monsieur aux cheveux presque blancs, le visage ravagé, l’air très las, les vêtements flottant sur son corps amaigri mais qui nous regardait avec une telle émotion que nous lui rendîmes ses baisers et l’acceptâmes tout de suite pour notre papa. "

Mais c’est un père avec qui il va être difficile d’établir une relation normale. Par exemple, lorsqu’ils arrivent à trouver un appartement à Paris (ce qui a été difficile, personne ne veut des Dreyfus pour voisins, ils ne peuvent jamais se promener simplement avec leur père dans la rue, faire les magasins ou aller au jardin public. Le visage de leur père est trop connu, tout le monde les dévisage. Sans compter que chaque jour, au pied de leur appartement du boulevard Malesherbes, il y a entre 100 et 300 camelots du Roi qui tapent sur des casseroles et vocifèrent leur opposition à la libération de Dreyfus et à sa réhabilitation.

Une ambiance familiale singulière

Alors pour éviter les problèmes, on reste à la maison, au calme, Alfred aide ses enfants à faire leurs devoirs. A une époque où les filles ne sont pas encore très scolarisées (il n’existe pas de lycée de filles), Jeanne est élève à l’école Villiers, proche de leur domicile et dont les directeurs sont des dreyfusards. Pierre, quant à lui, fréquente le lycée Condorcet pour suivre les traces de son père.

Les deux adolescents grandissent dans une ambiance très singulière car leur père passe son temps à relire les milliers de lettres qu’il a reçues, il noircit des carnets de notes, découpe, annote tous les articles consacrés à son affaire.

Là encore, Pierre raconte :

" Le rire et la gaieté n’étaient point chose courante à la maison. La constante tension d’esprit de mon père qui jusqu’en 1906, n’eut d’autre pensée, d’autre préoccupation que la reconnaissance officielle de son innocence, pesait sur nous tous et rendit plutôt lourde l’ambiance de la vie familiale. "

Les deux enfants sont de toutes les grandes occasions. Par exemple, en juillet 1906, ils assistent à l’audience qui va réhabiliter leur père. Le 4 juin 1908, ils sont avec leurs parents pour l’entrée d’Emile Zola au Panthéon. Pierre est aussi aux premières loges quand son père se fait tirer dessus. A peine trois mois plus tard, l’homme qui a tiré sur Dreyfus, un certain Louis Grégori, est acquitté. Les deux enfants doivent évoluer dans l’injustice constante qui est faite à leur père.

Les deux guerres mondiales

Arrive la guerre de 1914. Alfred Dreyfus reprend du service comme officier d’artillerie. Lucie et Jeanne, la mère et la fille, sont infirmières à l’hôpital Saint-Louis. Quant à Pierre, il rentre également dans l’artillerie et obtient la croix de guerre pour ses états de service.

Alfred Dreyfus meurt en 1935. Pierre lui consacre un livre de souvenirs et se débat pour que des rues portent le nom de son père. L’une d’entre elles voit le jour à Mulhouse mais est débaptisée dès les années 1940 avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Vichy.

Pierre s’occupe de réfugiés juifs allemands et quand les troupes allemandes envahissent Paris en juin 1940, son appartement est l’un des premiers à être visité par la Gestapo. Il fuit la capitale et s’installe à Marseille pendant deux ans, puis aux Etats-Unis. Lucie, la femme d’Alfred Dreyfus, doit maintenant se cacher parce qu’elle est juive.

Les quatre enfants de Jeanne, la fille Dreyfus, sont tous engagés dans la Résistance : Jean-Louis, Etienne, Madeleine et Simone. Madeleine fait partie du mouvement « Combat ». Elle sera arrêtée par la police française et déportée dans le convoi 62 du 20 novembre 1943, vers Auschwitz où elle mourra à l’âge de 25 ans. Sur la tombe des Dreyfus au cimetière de Montparnasse, une petite plaque évoque le souvenir de Madeleine.

Un geste de reconnaissance

Les drames continuent de suivre la famille après la guerre. En 1946, l’avion dans lequel avait embarqué Pierre Dreyfus s’écrase en Irlande.

Un jour, Jeanne ouvre sa porte et trouve une petite planchette de bois, déposée sur le palier et recouverte de soie noire. A cette petite planchette sont agrafés les galons du pantalon et d’une manche d’uniforme du capitaine Dreyfus, dégradé dans la cour de l’Ecole Militaire le 5 janvier 1895. C’est un geste de reconnaissance envers une famille qui a subi tant d’injustices mais n’a pourtant jamais cessé d’affirmer son attachement à la France.

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