#PasDeVague : "Il y a un sentiment d'abandon qui est assez fort" chez les enseignants

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Benjamin Moignard, maître de conférences en sociologie à Créteil et spécialiste de la violence à l'école, revient sur le "braquage" d'une enseignante et ce qu'il traduit des réalités en milieu scolaire.
INTERVIEW

La diffusion samedi d'une vidéo montrant un élève du lycée Édouard-Branly, à Créteil, obliger sa professeure à le noter "présent" sous la menace d'une arme (un pistolet à billes), n'en finit pas de susciter des réactions. Le gouvernement, par la voix du ministre de l'Éducation nationale, y voit une obligation de "rétablir l'ordre" quand l'opposition, de droite et d'extrême droite, considère que c'est la preuve qu'il a disparu. Les enseignants, les premiers concernés par cet "incident", s'en sont emparés eux aussi en faisant émerger sur Twitter le hashtag #PasDeVague, révélateur du manque d'écoute dont ils souffriraient au quotidien.

Europe 1 a demandé à Benjamin Moignard, maître de conférences en sociologie à l'université Paris Est-Créteil et membre du Conseil scientifique de l'observatoire international de la violence à l'école, de nous offrir son analyse sur les événements des dernières heures.

"Que vous inspirent les images de cet élève "braquant" son enseignante ?

Je pense que ce sont des faits dramatiques mais exceptionnels. Ça ne témoigne pas du quotidien des établissements scolaires et on peut s'en réjouir. Je pense qu'il ne faut pas faire l'amalgame en considérant que c'est le quotidien des établissements. Des incidents peuvent survenir n'importe où.

Cet incident est-il révélateur selon vous d'une augmentation de la violence en milieu scolaire ?

C'est surtout révélateur d'un cas particulier de débordements, pas admissibles dans un établissement scolaire. Mais les enquêtes que l'on a menées depuis de nombreuses années maintenant témoignent plutôt d'une stabilité des phénomènes de violence, non pas tant d'ailleurs sur des événements spectaculaires que sur des faits de petite violence, répétés, usants, avec des enseignants qui sont parfois fatigués, pas seulement par rapport à ce qu'ils vivent avec leurs élèves, mais aussi du fait de se sentir peu soutenus dans leur mission, dans leur travail, par l'institution scolaire elle-même.

Le comportement de l'enseignante sur la vidéo est étonnant…

Il est difficile de se prononcer car je ne connais pas sa situation au-delà de ce que montre la vidéo (l'avocate de l'enseignante s'est exprimée sur notre antenne et a livré son point de vue, ndlr). Mais, de manière plus globale, on sait qu'un certain nombre d'enseignants connaissent une forte souffrance dans l'exercice de leur métier, forte souffrance à l'égard d'une hiérarchie dont ils considèrent, à tort ou à raison, qu'elle ne les soutient pas assez dans l'exercice de leurs fonctions. Ils ont parfois aussi le sentiment d'être, avec l'école qu'ils représentent, les derniers remparts de l'État dans certains quartiers. Il peut y avoir également des difficultés relationnelles fortes entre les membres du corps enseignant eux-mêmes, qui ont du mal à travailler les uns avec les autres, et les uns pour les autres. En France, comme dans d'autres pays européens d'ailleurs, on a des enseignants qui éprouvent des difficultés, qui se sentent très seuls dans l'exercice de leur métier. Il y a un sentiment d'abandon qui est assez fort.

Que pensez-vous du hashtag #PasDeVague ?

La manifestation de solidarité passe par une demande de sanctions parfois très dures et très sévères, qui peut parfois s'avérer très juste, mais on sait qu'en France, on est déjà dans un régime scolaire où les punitions sont nombreuses, où les sanctions sont déjà très fortes. On a un code de l'éducation qui est relativement cohérent. On a un cadre légal. Dans le cas de l'élève du lycée Édouard-Branly, l'élève risque un passage en conseil de discipline, et une exclusion définitive, avec obligation de rescolarisation car il a moins de 16 ans (par ailleurs, cet élève de 15 ans a interdiction d’entrer en contact avec la victime mais aussi interdiction de séjourner dans son département, le Val-de-Marne, ndlr). L'idée qu'on cacherait des choses et qu'il y aurait peu de prise en compte des cas de violence est plus la traduction d'un sentiment de solitude, de souffrance forte que le relais d'une sorte de laxisme à la française. Les études qu'on a là-dessus montrent qu'on est dans un pays où on sanctionne et où on punit beaucoup, et pas toujours avec des effets positifs. Il faut sanctionner, mais avec mesure, et faire acte d'éducation par ailleurs. Et c'est beaucoup plus dur de faire acte d'éducation que de sanctionner à tour de bras.

Le gouvernement entend annoncer des mesures…

Les trains de lutte contre la violence, il y en déjà eu plus d'une dizaine depuis une quinzaine d'années, ils reviennent toujours sur les mêmes choses, toujours sur des solutions techniques, des effets d'annonce. Je pense que l'enjeu est plus fort. La priorité à prendre en compte, c'est ce sentiment de solitude qu'éprouvent aujourd'hui en France les enseignants et les membres des établissements scolaires. L'éducation nationale doit aussi s'interroger sur la façon dont elle appuie et accompagne les enseignants. Ce n'est pas une politique répressive qui permettra de résoudre toutes leurs difficultés. L'enjeu, c'est bien la façon dont on reconnaît ses personnels, dont on les valorise, on les accompagne, de manière à sentir que des collectifs existent. Les enseignants ont aujourd'hui besoin d'être ensemble, de travailler en équipe, besoin d'être accompagnés, plutôt que d'être fliqués ou infantilisés comme ils le sont très souvent dans la maison Éducation nationale. C'est là sans doute un enjeu fort pour eux et c'est en tout cas qu'ils nous rapportent dans nos enquêtes. Il y a là des enjeux à créer du collectif plutôt qu'à renvoyer sur des cas particuliers, qu'ils soient spectaculaires ou dramatiques."