Participe passé : les Belges peuvent-ils modifier la langue française ?

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En Belgique, l'enseignement et la culture ne relèvent pas du gouvernement fédéral mais des communautés. © MYCHELE DANIAU / AFP
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Deux professeurs belges plaident pour la suppression de l'accord du participe passé. Mais au fait, qui décide de l'orthographe et de la grammaire en français ?
ON DÉCRYPTE

Et si la règle de grammaire la plus célèbre de la langue française venait à disparaître ? L'appel signé lundi dans Libération par les Belges Arnaud Hoedt et Jérôme Piron a le mérite de lancer le débat. Ces deux professeurs de français en Wallonie proposent en effet de supprimer l'accord du participe passé, en écrivant, pour reprendre le titre de leur tribune, "les crêpes que j'ai mangé" plutôt que "les crêpes que j'ai mangées".

Risque-t-on dès lors de devoir oublier tout ce qu'on a appris à l'école ? Qui édicte les règles ? Si les autorités de la Belgique francophone ont précisé mardi n'avoir encore été saisies d'aucun avis de spécialiste, la réponse semble, quoi qu'il arrive, bien plus complexe qu'il n'y paraît.

De l'usage naît la langue

Pour faire simple, aucune instance n'a en théorie le pouvoir d'imposer une quelconque norme en matière d'orthographe. Certes, l’Académie française, créée en 1635, avait à l’origine cette fonction, mais l'instance n'a plus exactement le même rôle depuis la Révolution française. Les Immortels se définissent eux-mêmes comme des "greffiers de l’usage".

Car c'est bien lui, l'usage, qui fixe les règles. Pour le dire autrement : les langues appartiennent à ceux qui les parlent.

La remarque vaut pour la France, mais aussi pour la Belgique. Et c'est très bien comme ça, souligne le Belge Bernard Fripiat, pas vraiment d'accord avec ses compatriotes : "C'est impensable que quelqu'un, seul dans son bureau, se dise 'tiens, je vais enlever un 'R' ici'. Cela doit se faire lentement, en fonction de la manière dont les gens parlent" et écrivent, plaide l'historien de la langue française sur Europe 1.

Des ouvrages qui font référence

Si de nouveaux mots intègrent chaque année les dictionnaires, c'est donc précisément parce qu'ils sont déjà rentrés dans le langage courant, comme c'est le cas des derniers venus antisystème, grossophobie ou replay, par exemple.

À l'image de ces bons vieux "dicos", les livres de grammaire et autres manuels ont aussi valeur de référence. Souvent, ils inscrivent d'abord les nouveautés en tant que variante, avant de les édicter comme règle.

Et parmi ces ouvrages devenus de véritables guides figure évidemment Le Bon Usage, familièrement appelé le Grevisse, du nom de Maurice Grevisse, un grammairien… belge, évidemment.

Autant d'instances que de recommandations

L'Académie française, elle, n'a donc plus aucun pouvoir législatif. Aucun linguiste n'y a d'ailleurs siégé depuis la mort du philologue Gaston Paris, en 1903. Mais son avis positif reste essentiel dans les faits, à tel point que le ministre de l’Éducation nationale, Jean‑Michel Blanquer, propose même de consulter les membres de l'instance sur la notion de prédicat, remplaçant contesté des compléments d'objet direct (COD) et indirect (COI). Comme le prévoit un décret de 1996, l'institution créée par le cardinal de Richelieu peut ainsi approuver ou non la publication au Journal officiel d'équivalents francophones de termes techniques étrangers.

La Direction générale de la langue française et des langues de France, forte de plus de 200 experts, et qui dépend du ministère de la Culture, est quant à elle chargée de normaliser la langue.

En 1989, le Premier ministre Michel Rocard avait pour sa part créé le Conseil supérieur de la langue française, chargé à l'époque de rédiger des propositions de réforme concernant le trait d’union, le pluriel des mots composés, l'accent circonflexe ou encore ce fameux participe passé des verbes pronominaux.

Un Comité consultatif de la langue française et un Commissariat général de la langue française avaient aussi été fondés pour l'occasion, avant que cette réforme de l'orthographe n'obtienne un avis favorable du Conseil international de la langue française, une entité concernant autant les Français que les Belges, les Suisses, les Canadiens et les autres populations francophones. Quant à l'Académie française, elle avait ensuite approuvé toutes ces propositions à l'unanimité.

Quel rôle pour l'État ?

En 2008, soit dix-huit ans après, le ministère de l’Éducation nationale annonçait dans son bulletin officiel que cet ensemble de règles devenait la référence : désormais, ognon et nénufar n'étaient plus une faute. Et ces "nouvelles" règles d'être appliquées par les éditeurs de manuels scolaires à la rentrée 2016, non sans une levée massive de boucliers, y compris dans les rangs des académiciens. En attendant, la réforme était déjà appliquée en Belgique ou en Suisse…

Cela nous apprend au moins une chose : seul l’État a le pouvoir d'édicter telle ou telle règle linguistique. "Les seules prérogatives de l'État, ce sont les programmes scolaires et les textes administratifs", précise auprès d'Europe1.fr Maria Candea, enseignante-chercheuse en linguistique et sociolinguistique à l’université de Paris.

Simple, efficace ? En théorie peut-être, en pratique beaucoup moins, comme l'expliquait le professeur de linguistique Alain Berrendonner, dans son ouvrage Éléments de pragmatique linguistique, paru en 1982 : 

"Si l’on demande au maître de français comment il justifie son pouvoir normatif, il dira peut-être qu’il ne fait qu’enseigner ce qu’il y a dans le manuel. L’auteur du manuel, quant à lui, s’abritera derrière les instructions officielles, auxquelles il se conforme. Les inspecteurs responsables de ces instructions, si on arrive à les trouver, se retrancheront derrière les arrêts de l’Académie française, qui, elle, nous renverra au Bon Usage, au sentiment universel, à tout le monde. Mais tout le monde tient ses normes de son maître de français, bien sûr. Ainsi, la circularité des transferts-cautions est évidente : chacun est doté d’un certain pouvoir grammatical par le voisin, et c’est ainsi que le pouvoir s’exerce sur chacun". Et le serpent se mord la queue… En ce qui concerne la France, en tout cas.

Pas de règle commune à la francophonie

Car pour le reste, rien ne garantit l'uniformité de la grammaire ou de l'orthographe française à travers le monde. Il est donc tout à fait possible que deux règles différentes s'appliquent de part et d'autre des frontières.

"Le Canada le fait déjà depuis longtemps, puisque là-bas, l'Office québécois de la langue française fait référence", renseigne ainsi Maria Candea, qui poursuit : "La francophonie est très mal coordonnée, contrairement à l'espagnol par exemple, où il existe un grand consortium d'académies panhispaniques".

Les deux professeurs belges qui proposent de supprimer l'accord du participe passé affirment quant à eux s'appuyer sur l'avis du Conseil de la langue française et de la politique linguistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles. "Les ministres concernés et le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles n'ont pas été saisis d'une quelconque demande du Conseil de la langue française et ne sont donc pas amenés à se positionner, en tout cas à ce stade", a néanmoins réfuté le porte-parole de la ministre de l'Éducation, mardi à l'AFP. "On a des réflexions, c'est une question intellectuellement intéressante mais c'est absolument prématuré", a-t-il ajouté.

Quand les usages ne suivent pas les règles

Et même si les autorités belges - en Belgique, l'enseignement et la culture sont des compétences non pas du gouvernement fédéral ni des régions mais des communautés - décidaient de statuer en faveur de cette simplification, cela ne garantirait en rien son usage.

Les exemples sont nombreux. Le plus parlant ? En France, selon une tolérance orthographique prévue dans les textes depuis 1975, un correcteur ne peut pas, en principe, sanctionner un élève qui n'aurait pas respecté la règle du participe passé après le verbe avoir… Celle-là même que les deux professeurs belges veulent modifier.