Le travail des facteurs se transforme, non sans douleur

© PHILIPPE HUGUEN / AFP
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Des négociations sur les missions des facteurs s'ouvrent mercredi, dans un contexte très tendu marqué par plusieurs drames récents.

Quelles seront les missions du facteur de demain ? La Poste démarre mercredi une séance de négociation entre direction et syndicats sur le métier et les conditions de travail des facteurs, alors qu'un profond malaise touche une partie des salariés du groupe, récemment affecté par plusieurs suicides. La semaine dernière, huit cabinets d'expertises –dont certains proches du syndicat Sud – travaillant régulièrement avec l'entreprise ont adressé une lettre ouverte au PDG, Philippe Wahl. Son objet : "sonner l'alarme" sur la dégradation des conditions de travail et la santé des agents, ainsi que sur le "mépris du dialogue social". En cause notamment ? Une "réorganisation permanente" des différents services qui, selon certains, fait perdre tout son sens au métier de postier. De quoi parlent ces experts ? Décryptage.

Une série de suicides. Cette lettre et la séance de négociation qui démarre mercredi arrivent dans un contexte d'une rare tension au sein de l'entreprise à capitaux 100% publics. Mardi dernier à Montpellier, une enquête interne a été ouverte après qu'une factrice âgée de 34 ans, qui faisait l'objet d'une procédure disciplinaire, a tenté de se tuer en avalant des médicaments. Le 17 juillet dernier, un facteur du Doubs avait mis fin à ses jours. "Depuis 34 ans, j’ai exercé mon métier avec l’amour de mon travail et de mes clients. Mais depuis quelques années, La Poste a petit à petit détruit ses employés, les vrais postiers, ceux qui avaient le contact avec les gens. En ce qui me concerne, ils m’ont totalement détruit", écrivait Charles Griffond dans une lettre, peu avant de se pendre.  

Selon Le Monde, un "collectif de postiers" s'est constitué en septembre, pour remonter aux syndicats le malaise des salariés de La Poste. "Ils signalaient, outre le suicide de M. Griffond, celui d’une collègue à Saint-Denis-lès-Sens (Yonne) en mai, et d’un autre facteur, âgé de 52 ans, à Rilly-la-Montagne (Marne) en octobre 2015. La liste s’allonge jusqu’à début 2012" pour atteindre neuf cas depuis cette date, peut-on lire sur le site du quotidien du soir.

Chaque suicide est lié à un enchevêtrement  complexe de raisons, qui peuvent être professionnelles ou personnelles. Mais selon ce collectif de postiers, ainsi que les syndicats et les cabinets d'experts auteurs du courrier à Philippe Wahl, le mal être est profond au sein de l'entreprise. "Il y a un mal être général. La situation ne date pas d'hier mais elle tend à s'amplifier. Les drames en sont la partie visible. Il y a bien d'autres pathologies", prévient Christian Mathorel, secrétaire général de la CGT FAPT, premier syndicat de La Poste. "Il y a un changement de stratégie de La Poste. Nous sommes passés d'un service public à un management par objectif. Un facteur, on ne lui demande plus de s'occuper du public, on lui demande d'être rentable", regrette ce dernier auprès d'Europe 1.fr. 

" Mappy, ça se voit qu'il n'a jamais fait du vélo chargé de courrier ! "

Une transformation du métier. Car depuis la transformation de La Poste "en société anonyme à capitaux 100 % publics", en mars 2010, plusieurs réorganisations ont eu lieu. Et certaines ont encore du mal à passer aujourd'hui. Le principe de "sécabilité", par exemple : le postier est devenu plus flexible, un facteur est plus souvent amené à sortir de sa tournée de distribution de courriers, pour donner un coup de main sur une autre tournée ou remplir une autre mission par exemple. La Poste noue également de plus en plus de partenariats, poussant les postiers à se couvrir de plusieurs casquettes. Visite de personnes âgées, gestion d'abonnement EDF, collecte de papier recyclé, portage de médicaments… L'éventail de missions s'élargit un peu plus chaque année.

Le calcul de la durée d'une mission est par ailleurs de plus en plus automatisé grâce à l'informatique, au risque d'être parfois éloigné de la réalité. "L'ordinateur calcule que l'on doit livrer 1.200 lettres par heure. Mais cela ne tient pas compte de la pause pipi, de la préparation du vélo. Et puis on ne met jamais le même temps !", déplore par exemple Amaya (prénom modifié), la quarantaine, factrice dans le sud-ouest depuis 11 ans et militante CGT. "L'ordinateur estime que je dois partir à neuf heures. Or, je dois attendre que les autres aient fini de préparer le courrier. Et personne n'a jamais fini à neuf heures/ Ils estiment que le courrier doit être préparé en 20 minutes. Moi, je mets 1h30. Pourtant, je suis sportive, dynamique, je n'ai aucun problème qui me ralentisse !", raconte-t-elle. Et d'enchaîner : "les trajets sont calculés par le logiciel 'Mappy'. Mais cela ne tient pas compte du poids du sac, de la forme physique. 'Mappy', ça se voit qu'il n'a jamais fait de vélo chargé de courrier !"

Une baisse des effectifs. La baisse de l'utilisation du courrier par les Français (-22% entre 2009 et 2014, selon la Cour des comptes) s'est par ailleurs accompagnée d'une réduction des effectifs : la Poste a supprimé 7.352 postes en 2014 et 7.302 en 2015. Et elle continue de ne pas remplacer plus d'un départ sur trois à la retraite. "La Poste supprime plus d'emplois que le courrier baisse. Ce qui fait une augmentation de la charge de travail. Les facteurs n'ont plus le temps de se poser, de discuter avec les usagers. Souvent, ils n'ont même pas le temps de finir leur tournée. Il y a une perte de sens du métier de postier", s'indigne Christian Mathorel, le responsable de la CGT PTT. "Nous ne sommes pas fermés à de nouvelles missions. Mais il faut que cela reste de l'ordre du service à la personne. Or, on ne donne ni le temps, ni les moyens, ni la reconnaissance aux postiers", renchérit-il.

" Chaque situation personnelle est prise en compte "

La direction prend le problème "avec beaucoup de sérieux". Du côté de la direction, on assure prendre le malaise des troupes à bras le corps. Contacté par Europe 1, le groupe dit avoir pris connaissance de la lettre des cabinets d'experts "avec beaucoup de sérieux". "Tout drame est un drame de trop mais depuis cinq ans, seuls trois suicides ont été des accidents du travail. Le fait que, dans une très grande entreprise, il y ait des situations humaines difficiles ne peut justifier qu’on fasse un amalgame avec une politique d’entreprise", a également réagi Sylvie François, directrice des ressources humaines du groupe La Poste depuis 2012, interrogée par Le Monde.

"C'est vrai qu'il y a une transformation actuellement en cours. Mais nous mettons également en place beaucoup de garanties", fait-on encore valoir à La Poste. "Il y a des règles internes qui nous interdisent toute réorganisation à moins de deux ans d'intervalles. On ne propose aucun changement de métier forcé, ni aucune mutation géographique forcée dans un rayon de plus de 30 kilomètres. Enfin, nous nous sommes engagés à ne faire aucun plan de départ", martèle l'entreprise. "On examine à chaque fois la situation personnelle des personnes. Pour chaque tournée de facteur, on ajuste avec lui le temps nécessaire à l'accomplissement de sa mission. S'il fait des heures supplémentaires, elles sont payées. On s'adapte en fonction de l'âge du facteur", énumère-t-on.

Bientôt du mieux sur la durée des missions ? Les négociations qui commencent mercredi seront l'occasion de mettre tous les problèmes sur la table. La direction promet notamment de porter une attention  toute particulière aux objectifs de durée des missions, afin de permettre aux postiers d'avoir plus de temps pour mettre davantage d'humain dans leur travail.

Pour l'heure, les syndicats restent  sceptiques. Et pour cause : le malaise est loin d'être nouveau au sein du groupe. En 2012, déjà, La Poste avait saisi une commission indépendante pour qu'elle lui propose un certain nombre de mesures sur les conditions de travail, après plusieurs suicides. Un an plus tard, la direction avait mis en œuvre ou lancé l'intégralité des mesures proposées par la commission : une formation pour chaque postier, un rajeunissement des effectifs, des parcours de carrière facilités, une rénovation des locaux, le recrutement de 1.000 agents en ressources humaines etc.

Mais le rapport en appelait aussi à un bouleversement de la philosophie générale de l'entreprise, concernant le "pilotage stratégique du groupe", "l'implication des partenaires sociaux", la participation du personnel aux prises de décision ou encore la "communication interne". Et sur ce plan, selon les syndicats, il reste du travail à accomplir.