Marseille : comment expliquer la recrudescence des règlements de compte ?

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TROIS QUESTIONS À - Depuis le début de l'année, 21 personnes ont été tuées sur fond de narco-banditisme, à Marseille. Le sociologue et directeur de recherche au CNRS, Laurent Mucchielli, spécialiste de la délinquance, décrypte le phénomène. 

La liste des victimes de trafics de drogue ne cesse de s'allonger, à Marseille et ses environs, alors qu'un homme a été abattu dans la nuit de mercredi à jeudi à Marignane. Avec 21 morts depuis janvier et cinq rien que pour le mois d'août, les règlements de compte se succèdent. L'année 2016 totalise déjà deux victimes de plus que l'ensemble de l'année 2015. Si la cité phocéenne est régulièrement le théâtre de ces exécutions, Europe 1 a voulu en savoir plus sur les raisons de cette recrudescence. Le sociologue Laurent Mucchielli, auteur de l'ouvrage Délinquances, police, justice. Enquêtes à Marseille et en région PACA et directeur de l’Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux (ORDCS) à l'université d’Aix-Marseille, nous éclaire.

Depuis janvier 2016, 21 personnes ont été tuées dans des règlements de compte. Soit, selon le préfet des Bouches-du-Rhône, 26% de plus que l'an dernier à la même période. Assiste-t-on à une escalade de la violence à Marseille ?

Effectivement, l'an dernier on comptabilisait une vingtaine de morts alors que l'on devrait atteindre la trentaine d'ici la fin de l'année. Toutefois, cela reste de petits chiffres, il faut relativiser. Dans les années 1980, on montait parfois jusqu'à 45 homicides par an. Dès que cette question des règlements de compte fait à la une des médias, on parle de flambée de la violence, d'exception marseillaise. En réalité, on n'assiste pas spécialement à une montée de la violence à Marseille, et pas plus que sur les dernières années. Il ne faut pas oublier qu'on parle ici d'un petit milieu criminel, le "Milieu", comme on dit, pas de la ville de Marseille.

Alors comment expliquez-vous la hausse de règlements de compte cette année ? 

En général, c'est lié à deux facteurs : à la fois au fonctionnement interne du "Milieu", à ce qui se passe entre les délinquants (guerre de territoires, vengeances entre clans rivaux, etc.), et à l'action de la police locale, c'est-à-dire la police judiciaire et la brigade des stupéfiants. Lorsque vous démantelez un réseau, ce qui compte c'est le nombre "d'étages" que vous remontez. Mais travailler sur un réseau de trafic de drogue est extrêmement coûteux en termes matériel et humain, d'autant que les trafiquants connaissent parfaitement les techniques des enquêteurs. Alors bien souvent, faute de moyens, on s'arrête au stade de la revente locale, la partie immergée de l'iceberg.

Cette année, il semblerait que les policiers soient parvenus à faire de plus grosses affaires que d'habitude, à remonter à un niveau plus avancé au sein de certains réseaux, avec des masses financières en jeu beaucoup plus importantes, des têtes de réseaux déstabilisées... Fatalement, les remous créés sont plus importants, ce qui va entraîner des règlements de compte en cascade. C'est un milieu extrêmement concurrentiel. Il faut bien comprendre que le principal ennemi du bandit, ce n'est pas le policier, c'est l'autre bandit.

La légalisation du cannabis, préconisée notamment par le député PS des Bouches-du-Rhône Patrick Mennucci ou encore par le maire EELV de Grenoble, Eric Piolle, pourrait-elle être l'une des solutions pour lutter contre ces guerres de clans ?

Malheureusement en France, pour des raisons politiques et politiciennes, le débat demeure tabou et n'a pas réellement lieu, à la différence d'autres pays. On ne sort pas du discours très simpliste et infantilisant qui se restreint, dès que l'on aborde le sujet, à dire : "C'est scandaleux!" ou "C'est la porte ouverte à la légalisation de toutes les drogues". Pourtant, légaliser ne signifie pas autoriser tout ou n'importe quoi. Le débat ne se joue pas entre tout interdire ou tout autoriser. L'idée consiste plutôt à réglementer, à dire : "On peut consommer telle chose, à tel endroit, dans telles conditions".

La prohibition est une politique de l'autruche. Or, la France est l'un des pays où la consommation augmente le plus depuis plus de trente ans, la demande ne cesse grimper. En réglementant le cannabis, il est certain que l'on réduirait le marché criminel et, par là, le nombre de trafiquants. Si l'on restreint ce secteur d'investissement, les réseaux recruteront en effet moins de main d'œuvre, ce qui réduira l'aspiration par ces réseaux des jeunes des quartiers pauvres, fascinés par cette façon de gagner de l'argent.

Néanmoins, comme le font remarquer certains policiers spécialisés, une autre délinquance pourra venir se substituer à celle liée au trafic de drogue. Les bandits plus âgés, habitués, ne vont pas courir au Pôle emploi faire de la maçonnerie pour un Smic ! Ils risquent de remplacer une délinquance par une autre. Changer la loi sur les drogues serait une bonne chose, mais si l'on veut réduire la délinquance, il faut donc aussi mener une véritable action en termes de formation et d'emploi auprès des jeunes des quartiers populaires. 

Hausse des règlements de compte, baisse des homicides "classiques"

Invité d'Europe 1, le préfet de police des Bouches-du-Rhône, Laurent Nunez, est revenu sur cette augmentation des homicides par balles, sur fond de narco-banditisme. Après avoir confirmé le chiffre de 21 morts, le préfet a précisé : "Cela correspond à 19 faits, contre 15, l'an dernier, à la même période. Nous sommes à plus de 26% de faits de règlements de compte".

Si la cité phocéenne connaît une année sanglante, Laurent Nunez a toutefois nuancé : "Cela ne veut pas dire que Marseille est une ville à feu et à sang. Les homicides qui n'ont rien à voir avec les règlements de compte sont en baisse de 64%, depuis le début de l'année. Les vols avec violence ont diminué de 50% depuis ces deux dernières années, et les vols à main armée de 30%."

Le préfet de police des Bouches-du-Rhône a ensuite dressé un premier bilan de la lutte contre la délinquance dans le département. "La lutte contre le trafic de stupéfiants s'est intensifiée, a-t-il assuré. Depuis le début de l'année, nous avons doublé le nombre de saisies et celui d'armes liées au trafic de stupéfiants a augmenté de 60%. Nous avons également démantelé 40 réseaux en un an".

C'est notamment l'une des raisons pour lesquelles les assassinats entre malfaiteurs ont augmenté. "Il y a des résultats significatifs obtenus dans cette lutte et cette action déstabilise un certain nombre de territoires, ce qui conduit à des actions de 'vendetta' (ndlr ; vengeance) pour des conquêtes de territoire", a expliqué Laurent Nunez.

Huit règlements de compte ont été évités depuis le début de l'année, a conclu le préfet, saluant le travail des forces de police.