Carrefour vend des "légumes interdits" : vrai intérêt ou pure opération marketing ?

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Le géant français de la grande distribution vend désormais des légumes issus de semences interdites à la vente. Mais ça veut dire quoi exactement ? 

Dans les supermarchés, vous ne trouviez jamais auparavant "d’Artichaut Camus de Léon", de "Potimarron Angélique" ni de "Courge Butternut Kouign Amann". C'était le cas jusqu’au 20 septembre dernier. Carrefour, en effet, distribue à partir de mercredi une dizaine de légumes issus de semences paysannes "non cataloguées" et donc interdites à la vente, dans une quarantaine de magasins en Ile-de-France et en Bretagne (la liste ici). L’objectif de Carrefour, qui demande une modification de la loi : "Créer un mouvement citoyen en faveur des variétés de semences menacées d'extinction". L’enseigne a même mis en ligne une pétition, visant à faire évoluer la loi concernant ce "marché de légumes interdits". Mais de quoi s’agit-il exactement ? Explications.

Que dit la loi ?

Aujourd’hui, la loi française (et européenne) impose à tout producteur de semences de légume d’inscrire cette semence sur une liste, une sorte de catalogue. Le but : éviter notamment de tromper le consommateur. Ainsi, si un producteur de semences propose de vendre une nouvelle semence de "tomate cœur de bœuf", la répression des fraudes doit pouvoir vérifier à tout moment que ce sont bien de telles semences qui sont vendues. Ce qui implique que le producteur de semences soit capable de produire une semence parfaitement homogène, régulière, stables : en effet, s'il propose de vendre des "cœurs de bœuf" et qu'au fil du temps, la semence produit une autre sorte de tomate, il y aura tromperie sur la marchandise.

Pourquoi cette loi pose-t-elle problème ?

Or, une telle exigence ne s’applique pas à toutes les semences. Ainsi, les graines d’oignons roses d'Armorique, d’artichauts Camus du Léon, de butternut Kouign Amann, ou de rhubarbes acidulées de Bretagne peuvent donner des produits très variables d’une année sur l’autre, ce qui les rend difficiles à homologuer. Et pour cause : les semences de ces produits avaient pendant longtemps disparu du marché et elles ne sont plus, à l’heure actuelle, produites que par des petits paysans ou des particuliers, qui n’ont pas la capacité de les produire de manière industrielle. En outre, inscrire une nouvelle semence sur un catalogue coûte de l’argent (entre 500 et plusieurs milliers d’euros, selon les semences), et tous les producteurs ne sont pas prêts à payer.

Or, tant que la semence n’est pas inscrite sur un catalogue, un producteur ne pourra pas la vendre. Il pourra vendre le produit qui en est issu, mais pas la semence, ce qui rend difficile une commercialisation à grande échelle.

Quel est l’intérêt de la démarche de Carrefour ?

L’enseigne de grande distribution a passé un contrat de cinq ans avec deux groupements de producteurs bretons qui produisent certains légumes à partir de ces "semences interdites". En clair, Carrefour permet à ces producteurs de produire à long terme des produits issus de semences rares, que les paysans disaient ne pas pouvoir inscrire sur les listes. Carrefour n’est pas hors la loi, puisqu’il achète les produits et non les semences. Mais il fait un effort financier important, puisque le coût de revient de ces légumes issus de semences paysannes peut être supérieur de 30% à des légumes issus du catalogue autorisé, notamment parce qu'ils ne murissent pas tous en même temps et qu'il faut plusieurs passages dans les champs pour les récolter.

" On est avant tout dans l’opération markéting et cela donne l’impression qu’il n’y a qu’eux qui se mobilisent "

L’intérêt pour le consommateur est double. D’une part, il peut découvrir des produits qui avaient disparu depuis longtemps des rayons. D’autre part, il peut avoir l’assurance de retrouver des produits plus sains : les produits qui seront présentés en rayon présentent un maximum de variabilité, car ils s'adaptent à des conditions naturelles changeantes et nécessitent moins de pesticides.

Engagement citoyen ou "opération markéting" ?

Carrefour donne un coup de pouce certain à des petits producteurs de légumes anciens qui avaient failli disparaître. En ce sens, il a été salué par les organisations paysannes, à commencer par la Confédération paysanne, pourtant peu encline à soutenir la grande distribution. "Cette initiative de Carrefour est la bienvenue", a indiqué à l'AFP Guy Kastler, membre fondateur de la Confédération et coordinateur du réseau Semences Paysannes jusqu'en 2016, en soulignant l'importance "qu'un opérateur économique autre que les syndicats et les associations se bouge" pour les semences paysannes.

Mais l'initiative de Carrefour n'en reste pas moins controversée. Pourquoi privilégier des producteurs "hors liste" absolument ?, s'interrogent certains. Les listes des semences autorisées comptent déjà plus de 3.200 variétés, et 150 nouvelles font leur apparition chaque année, dont de nombreuses variétés anciennes remises au goût du jour et de plus en plus issues de l’agriculture biologique. Pour aider des petits producteurs à inscrire des semences sur les catalogues, plusieurs aides financières existent déjà. Et des producteurs comme Les croqueurs de carottes ou la Ferme Sainte Marthe vendent déjà des anciennes semences de légumes "bio", tout en les inscrivant sur les listes légales.

"On est avant tout dans l’opération markéting et cela donne l’impression  qu’il n’y a qu’eux qui se mobilisent. Carrefour ne demande pas d’abolir la loi, mais de l’assouplir. Or, elle est déjà très souple", déplore ainsi François Burgaud, Directeur des relations extérieures au Gnis, association qui représente les producteurs de semences. Et de s’interroger : "Pourquoi Carrefour veut vendre l'artichaut ‘Camus du Leon’ mais pas ‘Camus de Bretagne’, l'oignon ‘Rosé d'Armorique’ et pas le ‘Rosé de Roscoff’" ?

Derrière ce débat complexe, se cache toutefois un enjeu simple : comment améliorer la qualité et la diversité des produits dans les rayons ? L’initiative de Carrefour aura au moins le mérite de faire avancer le débat. Preuve que ce celui-ci intéresse : la pétition mise en ligne par l’enseigne a rassemblé 25.000 signatures en moins de 24 heures.