Déçus de la politique : "Les deux derniers quinquennats ont ébranlé les Français"

Selon Brice Teinturier, les affaires contribuent entre autres à désintéresser les électeurs de la politique. Thierry Zoccolan / AFP
Selon Brice Teinturier, les affaires contribuent entre autres à désintéresser les électeurs de la politique. © Thierry Zoccolan / AFP
  • Copié
Thibaud Le Meneec , modifié à
L’abstention pourrait franchir la barre des 30% à l’élection présidentielle, symbole d’un désintérêt de la politique qui touche de plus en plus de Français.
INTERVIEW

Et si c’était le mot de cette élection présidentielle ? La "PRAF-attitude", qui qualifie l’état d’esprit des Français qui n’ont "plus rien à faire" ou "plus rien à foutre" de la politique, gagne du terrain et devrait se traduire, pour plusieurs millions de Français, par le choix de l’abstention, les 23 avril et 7 mai prochain. Comme l’indique Brice Teinturier, directeur général adjoint de l’institut de sondages Ipsos qui a créé cette expression dans un livre récent, pas de doute : les racines de ce phénomène sont profondes et l’influence de cette catégorie de la population sur ce scrutin va être importante.

Comment résumer la PRAF-attitude ?

Ce que j’appelle dans mon livre la PRAF-attitude est un mouvement très profond, qui va bien au-delà de la déception et qui s’est développé lors de la dernière décennie. Il s’agit d’un désensagement graduel à l’égard de la politique. C’est une attitude qui prend plusieurs formes : elle peut être temporaire et de faible intensité, et l’on parlera dans ce cas de "plus rien à faire". Mais elle peut croître en fréquence et en intensité et devenir plus rageuse et définitive, ce qui correspond au "plus rien à foutre".

Combien de personnes seraient concernées par le phénomène que vous décrivez ?

Environ 30% des Français répondent qu’ils éprouvent du dégoût ou du désintérêt par rapport à la politique, ou qu’ils s’intéressaient à la politique avant mais que ce n’est plus le cas. En réalité, on s’est beaucoup polarisé sur des forces politiques émergentes, comme le Front national ou le mouvement d’Emmanuel Macron, et cela a occulté un autre mouvement tout aussi profond, ceux qui, sans bruit, s’éloignent de la politique, se désengagent. Et ils sont des millions. C’est ce phénomène qui m’a intéressé. Les commentateurs ont, à tort, souvent envie d’adhérer à cette vieille idée que les Français seraient passionnés par la politique. Prenons le cas de la primaire de la droite : à l’époque, beaucoup soulignaient une forte participation avec plus de quatre millions de votants alors même qu’il s’agissait d’un succès très relatif. En effet, les trois-quarts des électeurs de droite ne se sont pas déplacés pour voter et c’est cela qu’il faut prioritairement prendre en compte. C’est la même logique quand on se félicite des bonnes audiences d’une émission politique, sans percevoir que l’immense majorité des électeurs ne les regardent plus. En France, on aime se raconter des histoires…

 

Y a-t-il un lien entre le fait de se désintéresser de la politique et le milieu, les études ou l'origine d'un électeur ?

Parmi les PRAFistes, il y a davantage de jeunes que de gens âgés de plus de 60 ans. Il y aussi plus de gens issus des milieux populaires, qui se sont détachés plus vite et plus fortement. Mais on trouve également beaucoup de Français issus de la classe moyenne ou moyenne supérieure. La PRAF-attitude, c’est une attitude qui ne se réduit pas à des variables sociologiques classiques. Et les PRAF ne sont pas des beaufs, ils se détournent de la politique pour des raisons profondes et élaborées que j’ai voulu étudier et comprendre.

" Il y a maintenant chez les Français le sentiment que le moteur principal des élites, c’est l’avidité, c’est l’argent, pas le bien commun ou sa recherche "

Avoir la PRAF-attitude revient-il à ne plus avoir d’opinion politique ?

Non, c’est avoir pris de la distance, ne plus y croire véritablement. Ce sont des Français qui étaient intéressés par la politique et votaient dans le passé, mais la manière dont elle s’exerce aujourd’hui les a détachés de ce système. Je les distingue de ceux qui sont colère car vous êtes toujours en relation quand vous êtes en colère. Là, on parle de Français qui divorcent et s’en vont, c’est autre chose. Il faut comprendre pourquoi et se demander comment on peut les réengager.

Quelles en sont les causes ?

Ce qui nourrit ce détachement, ce sont notamment les deux derniers quinquennats : l’un a vu la droite avoir tous les pouvoirs, l’autre la gauche disposer également de tous les leviers. Cette alternance parfaite mais qui a produit aux yeux des Français trop peu de résultats a provoqué un ébranlement profond, allant au-delà de la simple déception.

Comment votaient dans le passé les PRAFistes avant de basculer dans le détachement ?

Les PRAF sont notamment apparus au cours de la dernière décennie et leur tentation est de plus en plus celle de l’abstention. Malgré tout, à partir des enquêtes portant sur le vote de 2012, j’ai pu établir qu’une partie significative d’entre eux avait voté pour François Hollande beaucoup plus que pour Nicolas Sarkozy. Cela est cohérent avec la demande morale qui les anime et l’ascendant que le candidat Hollande avait pris, à cette époque et sur cette dimension, sur Nicolas Sarkozy. En revanche, dans les intentions de vote pour 2017 et quand on testait encore une hypothèse avec François Hollande comme candidat, ce dernier s’était effondré.

" Il y a une demande participative non satisfaite immense et qui nourrit le détachement. Les Français ont le sentiment que les solutions existent, ils souhaiteraient s’investir, mais ils pensent que le "haut" bloque le "bas" "

D’autres facteurs ont-ils causé ce détachement ?

Oui, comme l’effondrement de la morale publique. Il y a maintenant chez les Français le sentiment que le moteur principal des élites, c’est l’avidité, c’est l’argent, pas le bien commun ou sa recherche. J’étudie aussi les mutations de l’information, avec des chaînes d’information en continu et en concurrence qui génèrent aussi en réaction la PRAF-attitude. Enfin, il y a une vraie crise du politique, aux formes multiples : une crise du résultat, une crise d’exemplarité, une  crise du contenu, une  crise du leadership, une crise de lisibilité des clivages. Chacun prend des postures pour tenter de combler la crise du résultat, mais ces postures sont souvent caricaturales et détournent les citoyens. Les PRAF estiment que l’on est dans un théâtre d’ombre...

Comment contrecarrer ce phénomène croissant ?

Elles sont nombreuses et liées aux causes de la PRAF-attitude. La totale exemplarité des responsables est en tous cas un pré-requis. L’opinion ne peut plus supporter ces soupçons d’emplois fictifs et autres affaires. Attention toutefois, la vie politique française est bien plus saine qu’il y a 30 ans et l’immense majorité des 500.000 élus en France parfaitement honnête et dévouée. Il faut le dire et le redire. Mais le moindre écart est devenu insupportable. Ensuite, il faut montrer aux Français qu’on les écoute et qu’on prend en compte ce qu’ils veulent. Il y a une demande participative non satisfaite immense et qui nourrit le détachement. Les Français ont le sentiment que les solutions existent, ils souhaiteraient s’investir, mais ils pensent que le "haut" bloque le "bas". Tout l’enjeu, c’est de parvenir à articuler démocratie participative et démocratie représentative, pas à remplacer l’une par l’autre.

*Brice Teinturier, "Plus rien à faire, plus rien à foutre". La vraie crise de la démocratie (Robert Laffont)