"Les nouveaux visages de l'antisémitisme" : le documentaire polémique sera finalement diffusé sur Arte

La chaîne avait expliqué que le documentaire avait été déprogrammé car il s'éloignait trop du projet de départ.
La chaîne avait expliqué que le documentaire avait été déprogrammé car il s'éloignait trop du projet de départ. © Capture d'écran "Les nouveaux visages de l'antisémitisme"
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Accusé d'avoir voulu "censurer" un documentaire sur l'antisémitisme, Arte a finalement annoncé sa diffusion en France et en Allemagne mercredi soir.

Face au scandale, Arte a fini par plier. La chaîne de télévision franco-allemande va finalement diffuser mercredi soir, en France et en Allemagne, le documentaire Les nouveaux visages de l'antisémitisme, réalisé par Joachim Schröder et Sophie Hafner. Un film controversé que la chaîne avait dans un premier temps refusé au motif qu'il s'éloignait trop du projet de départ, ce qui n'avait pas manqué de créer une vive polémique outre-Rhin, où certains ont accusé Arte de "censure".

Le documentaire diffusé avec un débat. "Au vu du débat en cours en Allemagne, le WDR (Westdeutscher Rundfunk, ou "Radiodiffusion de l'Allemagne de l'Ouest, ndlr) a décidé de diffuser (…) ce documentaire" suivi d'un débat, indique la chaîne dans un communiqué. "Les téléspectateurs allemands ayant accès à cette émission dès mercredi, il convient de faire en sorte qu'il en soit de même pour les Français", poursuit Arte pour expliquer ce revirement.

Récemment déprogrammé. Ce documentaire de 90 minutes avait pourtant été déprogrammé par la chaîne en avril. Une décision défendue par son directeur des programmes, Alain Le Diberder. Rien à voir avec le fond, assurait-il dans une lettre de refus datant de février : Arte a bien commandé et financé ce projet. À cette nuance près que le produit final ne correspond pas, selon lui, à la commande initiale.

Des réticences dès le départ. Il faut pour cela revenir à cette réunion de programmation d'avril 2015. Après un premier refus, Arte accepte alors, à une très courte majorité, la proposition du WDR "de réaliser un panorama de la montée récente de l'antisémitisme dans plusieurs pays européens, la Norvège, la Suède, la Grande-Bretagne, la Hongrie, la Grèce, la France et l'Allemagne", comme le rappelle la chaîne mardi dans son communiqué.

En guise de contrepartie censée rassurer les membres français de la réunion, réticents au projet, le cinéaste munichois Joachim Schröder et la journaliste Sophie Hafner sont conviés à collaborer avec le psychologue israélien d’origine arabe, Ahmad Mansour, reconnu outre-Rhin comme un porte-parole d’un islam modéré, afin de "garantir l’équilibre du projet". Mansour accepte volontiers. Pour des raisons d'agenda personnel, il ne sera finalement que "conseiller" de la production. 

" Le postulat de départ, c'est que l'antisémitisme se cache derrière l'antisionisme "

Dix-huit mois de tournage et de montage plus tard, le documentaire est enfin prêt. Outre la contribution réduite de l'Israélien, un autre problème se pose, donc : celui-ci ne correspond que très partiellement au projet validé en conférence. Arte oppose son veto à la diffusion. "Il n'y a pas de vue d'ensemble sur la situation en Europe, comme cela avait été annoncé", estime Alain Le Diberder, le directeur des programmes.

"Un gros tiers du documentaire est consacré à Gaza et Israël". Difficile sur ce point de lui donner tort : s'ils ont également enquêté en Hongrie et en Grande-Bretagne, les auteurs n'ont retenu dans leur montage que des séquences concernant l’Allemagne et la France, notamment lors du mouvement Nuit debout ou au sein de la communauté juive de Sarcelles, dans le Val-d’Oise. Mais "un gros tiers du documentaire est consacré à Gaza et Israël, c'est assez gênant quand même", explique à Europe1.fr Juliette Gramaglia, journaliste à Arrêt sur images et spécialiste de l'Allemagne.

Le documentaire "flirte avec le complotisme". Selon la journaliste, qui a pu visionner une copie du documentaire (uniquement disponible en allemand, pour le moment), le fond, lui aussi, pose question. "Le postulat de départ, c'est que l'antisémitisme se cache derrière l'antisionisme. Critiquer Israël, ce serait être antisémite. Jamais aucun intervenant dans le documentaire ne dit le contraire. Il n'y a d'ailleurs pas forcément de contre-voix", explique-t-elle, ajoutant qu'une partie du film s'attarde sur le financement des ONG pro-palestiniennes, notamment par des fondations européennes. Avec des erreurs factuelles, qui parfois, "flirtent avec le complotisme".

" Si c’était une copie du bac, cela vaudrait zéro "

Comme par exemple lorsque le réalisateur estime que l'attentat au Bataclan, qui a fait 90 morts et des centaines de blessés, est un acte terroriste directement lié à l’antisémitisme. "Cela n'a aucun sens, rien à voir avec l'attentat de l'Hypercacher, notamment", corrige Juliette Gramaglia. Car aucun lien avec l'antisémitisme n'a jamais été établi dans l'attaque de la salle de concert.

"Aberrant intellectuellement et historiquement".Dans les colonnes des Inrocks, Nicolas Lebourg, historien et membre de l'Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean Jaurès, va même plus loin. “Si c’était une copie du bac, cela vaudrait zéro", analyse-t-il. "Le documentaire est aberrant intellectuellement et historiquement, il découle presque d’une démarche révisionniste avec une volonté de manipuler les gens. On nous explique que fondamentalement le christianisme et l’islam se réduisent à l’antisémitisme. C’est plus complexe que cela. On réduit également le nazisme à l’extermination des juifs d’Europe, ce qui est une considérable imbécilité. On bascule de l’antisémitisme du christianisme et de l’islam, à celui des nazis, puis à l’antisémitisme et à l’antijudaïsme dans le Moyen-Orient. C’est un non-sens intellectuel complet, qui témoigne d’une mauvaise connaissance de l’antisémitisme et de l’antijudaïsme".

De son côté, la chaîne WDR a également soutenu dans un premier temps la décision d'Arte, pointant à la fois le non-respect de ses exigences journalistiques et celui de ses principes éditoriaux. "Par exemple, sans citer de sources, il y est dit que selon des estimations sérieuses, l’UE, des gouvernements européens, des Églises européennes ainsi que des organisations onusiennes cofinancées par l’Union européenne auraient versé 100 millions d’euros par an à des ONG politiques connues pour mener des campagnes anti-israéliennes ", relève ainsi la chaîne allemande.

Selon le réalisateur, il briserait un "tabou". Joachim Schröder, lui, estime que le véritable problème du documentaire se situe ailleurs. Dans ses conclusions, il briserait en réalité un "tabou", notamment en France. "Je pense qu’ils n’ont pas apprécié que nous dressions la liste des actes antisémites et antisionistes commis en France depuis 2006", avance le réalisateur. Il est d'ailleurs soutenu par Ahmad Mansour lui-même, qui a fait parvenir à WDR une lettre protestant contre l'annulation d'un documentaire qu'il trouve "très bien", même si "certains passages sont gênants. Mais je trouve singulier qu’une chaîne publique renommée comme Arte ait un problème avec la réalité", ajoute-t-il.

Accusations de "censure". Des historiens allemands, comme Götz Aly ou Michael Wolffsohn, sont aussi intervenus dans les médias pour dénoncer la "censure" exercée par la chaîne franco-allemande. Surtout, le 13 juin dernier, le tabloïd allemand Bild a décidé de mettre en ligne pendant 24 heures une copie du documentaire. "Notre responsabilité historique nous oblige à nous confronter à l’indicible que nous révèle ce documentaire. Pour que nous puissions tous savoir de quoi il en retourne", s’est justifié dans un éditorial le directeur des rédactions, Julian Reichelt, qualifiant même la décision d'Arte de "dégoûtante et honteuse". 

Revirement d'Arte. Des accusations de censure qui continuent d'être balayées par Arte, la chaîne se défendant de toute décision d'ordre politique. Mais sa position est vite devenue délicate à tenir. Le film Une seconde femme, d'Umut Dag, initialement prévu à 23 heures mercredi, sera donc remplacé par Les nouveaux visages de l'antisémitisme. Aux téléspectateurs désormais de se faire leur avis.