Pourquoi Macron a choisi de dialoguer avec Erdogan

Emmanuel Macron et  Recep Tayyip Erdogan 1280
Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdogan tiendront une conférence de presse commune en début d'après-midi. © Eric FEFERBERG / POOL / AFP
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Romain David , modifié à
Emmanuel Macron reçoit à l'Elysée vendredi le président turc Recep Tayyip Erdogan, de plus en plus isolé sur la scène internationale depuis le putsch raté de 2016, et la répression qui a suivi.

C'est une visite qui fait des vagues. Emmanuel Macron reçoit vendredi le président turc Recep Tayyip Erdogan, pour s'entretenir notamment de la Syrie, de la question migratoire ou encore des droits de l'homme, un sujet particulièrement sensible au regard de la purge conduite par Ankara depuis le putsch raté de juillet 2016. Une répression qui a jeté 55.000 personnes en prison, toujours dans l'attente d'un jugement. Les deux chefs d'Etat tiendront une conférence de presse commune en début d'après-midi. Cette visite a été vivement critiquée par les défenseurs des droits de l'homme, puisqu'elle se déroule la veille de la commémoration par le PKK de l'assassinat de trois de ses militantes à Paris en 2013. Une partie de la classe politique se montre particulièrement sévère : dans un tweet posté mercredi, Jean-Luc Mélenchon, le leader de la France insoumise, a adressé une "pensée pour les milliers de Kurdes, nos camarades du HDP et les journalistes emprisonnés", assurant qu'"Erdogan n'est pas le bienvenu à Paris". De son côté le PCF, qualifiant le dirigeant turc de "dictateur", a dénoncé dans un communiqué "une provocation et un outrage à l'égard des familles des victimes et des Kurdes qui subissent une impitoyable guerre meurtrière".

"Nous devons réduire le nombre d'ennemis". Emmanuel Macron, de son côté, a promis d'évoquer avec son homologue la question des journalistes emprisonnés par le régime, mais, a-t-il précisé lors de ses vœux à la presse, "dans le souci de défendre en même temps, si je puis dire, nos valeurs et nos intérêts". Car la France apparaît comme l'un des derniers interlocuteurs européens de la Turquie, qui semble vouloir entamer un rapprochement après une année 2017 riche en tensions, les relations s'étant notamment envenimées avec l'Allemagne, dont Erdogan a accusé la chancelière d'avoir "des pratiques nazies". Ses rapports ne sont pas non plus au beau fixe avec les Etats-Unis, après le transfert de l'ambassade américaine en Israël à Jérusalem, ni avec la Russie, les deux pays soutenant des camps opposés dans le conflit syrien. Conscient de son isolement, le président turc a soufflé dans une interview fin décembre : "Nous devons réduire le nombre d'ennemis et augmenter le nombre d'amis". Un dialogue avec Paris pourrait être l'occasion de relancer un processus d'adhésion à l'U.E au point mort, mais dont rêve toujours Erdogan, et ainsi soigner son image auprès d'une opinion turque historiquement pro-européenne.

 

Avoir un dialogue exigeant. De son côté, "Emmanuel Macron voit en la Turquie un partenaire essentiel pour lutter contre le terrorisme et la crise migratoire. Il n'a donc aucun problème à engager un nouveau dialogue et à construire un nouveau rapport avec la Turquie, basée sur ces intérêts communs", explique dans les colonnes du Figaro Jana Jabbour, docteure associées à Sciences Po et auteure de La Turquie l'invention d'une diplomatie émergente. "La Turquie, en dépit des dérives liberticides qui la marquent depuis plusieurs mois, reste un partenaire incontournable, au moins pour l'équilibre régional, nous avons des domaines d'intérêts communs : la gestion de la question des réfugiés, des migrants, et la question du défi terroriste. Il semble que fermer la porte à la Turquie serait complètement contre-productif", abonde auprès d'Europe 1 Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut des Relations internationales et stratégiques, spécialiste de la Turquie. "Si tant d'associations des droits de l'homme dénoncent, légitimement, les atteintes aux libertés en Turquie, c'est justement pour cette raison qu'il faut maintenir un dialogue exigeant à l'égard du partenaire turc et de son président. Il faut aussi penser que les démocrates turcs ont besoin de contacts avec l'UE", souligne encore le spécialiste.

Revenir dans le conflit syrien. Pour le président de la République, un rapprochement avec Ankara est aussi un moyen pour la France de peser dans le conflit syrien. "Nous devons aussi sortir de concessions faites à certaines puissances qui pensent qu'à quelques-uns, reconnaissant une partie d'une opposition désignée depuis l'extérieur, ils pourraient régler de manière stable et durable la situation en Syrie", a déclaré jeudi Emmanuel Macron à l'occasion de ses vœux au corps diplomatique. Une allusion à peine voilée au processus d'Astana, qui réunit la Turquie, la Russie et l'Iran sur la question syrienne. Les trois puissances doivent d'ailleurs se retrouver pour "un congrès de dialogue national syrien" à Sotchi fin janvier, boudé par les forces rebelles syriennes, quand Emmanuel Macron réclame plutôt la mise en place d'un "groupe de contact" avec tous les acteurs régionaux et les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies. "La responsabilité des Nations Unies, des puissances de la région, de l'Europe, des États-Unis dans ce contexte est grande et je compte pleinement m'y engager pour [...] réussir à construire la paix en Syrie", a assuré le président de la République, qui a même pris le contre-pied de la politique de François Hollande vis-à-vis de Bachar al Assad. "Il faut parler à tout le monde, il faudra parler avec Bachar al Assad et ses représentants”, a-t-il assumé lors de son entretien en marche sur France 2.

Visite d'Etat en Chine. Une vision essentiellement pragmatique donc de la politique étrangère, dont Emmanuel Macron a rappelé la philosophie jeudi. "Nous devons sortir de postures morales qui parfois nous impuissantent [sic]", a-t-il déclaré. Le locataire de l'Elysée devrait encore illustrer cette ligne de conduite à l'occasion de la visite d'Etat qu'il effectuera en Chine à partir de lundi, et lors de laquelle il devrait une fois de plus évoquer le dossier syrien, la lutte contre le terrorisme, mais aussi la crise nucléaire en Corée du Nord. "La Corée du Nord nous éclaire sur le sujet de la prolifération nucléaire et nous montre que l'absence de dialogue et de cadre international ne règle rien au problème", a déploré le chef de l'Etat devant le corps diplomatique, rappelant que la France avait pesé dans l'adoption en 2015 de l'accord sur le nucléaire iranien, aujourd'hui menacé par Donald Trump. Se faisant, Emmanuel Macron se pose clairement en ambassadeur européen pour faire avancer, selon sa formule, "la paix et la stabilité".