Morsi, président sans pouvoirs ?

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Solène Cordier avec agences , modifié à
Le nouveau président égyptien va devoir négocier avec l’armée, qui détient les clés du pays.

Il s’est présenté comme "le raïs de tous les Egyptiens" lors de son premier discours. Mohamed Morsi, le premier président civil de l’Egypte, arrive pourtant à la tête du pays le plus peuplé du monde arabe dans un contexte institutionnel et politique très flou.

Nul ne connaît encore les prérogatives du nouveau chef de l’Etat. Une seule chose est sûre : ce représentant des Frères musulmans devra composer avec les militaires, qui dirigent le pays depuis la chute d’Hosni Moubarak.

Les militaires encadrent les pouvoirs présidentiels

Ces derniers, réunis au sein du Conseil suprême des Forces armées (CSFA), détiennent la quasi-totalité des pouvoirs depuis la mi-juin, date à laquelle la Cour constitutionnelle a invalidé les élections législatives, organisées après la chute d’Hosni Moubarak, et dissous le Parlement, majoritairement islamiste.

Quelques jours après, les militaires ont amendé la déclaration constitutionnelle, ce qui leur permet d’avoir désormais la main sur la composition du comité chargé de rédiger la future Constitution, sur laquelle ils disposeront d’un droit de veto, et ainsi d’encadrer les pouvoirs présidentiels.

"Coup d’Etat invisible"

Par ce tour de passe-passe que nombre d’Egyptiens et d’observateurs n’hésitent pas à qualifier de "coup d’Etat invisible", l’armée s’est donc octroyée à la veille du second tour de la présidentielle les pouvoirs législatifs, en attendant l'élection d'une nouvelle chambre, et une bonne partie des pouvoirs exécutifs, en théorie jusqu’à la prestation de serment de Mohamed Morsi.

Tout juste reconnu vainqueur face à Ahmed Chafiq, l’ancien Premier ministre d’Hosni Moubarak, Mohamed Morsi s’est empressé de dénoncer ces manœuvres. "Le Conseil suprême des forces armées n'a pas le droit de modifier la Constitution et je rejette la déclaration constitutionnelle qui limite les prérogatives du président de la République", a déclaré dimanche le nouveau chef de l'Etat, appelant le CSFA à quitter "immédiatement le pouvoir".

L’armée toujours chef de la sécurité

Le bras de fer entre les Frères musulmans et l’armée risque donc de se poursuivre et la presse égyptienne ne s’y trompe pas. "Le président n’aura comme seule prérogative que de nommer un gouvernement dont chaque loi devra être validée par les militaires. (…) Il ne sera plus chef suprême des forces armées, à l’instar de ses prédécesseurs", résume le site d’informations Al Ahram.

"Les militaires sont prêts à s'accommoder d'un président islamiste, mais ils ont pris des précautions", souligne le politologue Moustafa Kamel al-Sayyed, de l'université du Caire. La sécurité restera partagée entre l'armée -qui vient de se voir attribuer le droit d'arrêter des civils- et une police encore largement dirigée par des hommes de l'ancien régime.

Outre le pouvoir législatif, "toutes les questions relevant de la sécurité nationale restent dans les mains de l'armée. Dans ce domaine, le président ne peut pas faire grand-chose", ajoute l’universitaire. Mohamed Morsi n'aura, s'il en avait l'intention, pas la possibilité de toucher à la hiérarchie militaire en place, qui s'est auto-déclarée seule compétente pour toute question touchant à l'armée et ses carrières.

"Un filet institutionnel"

Pour Gilles Kepel, spécialiste de l'islam politique à Sciences-Po Paris, "les militaires ont pris des mesures pour enserrer la présidence dans une sorte de filet institutionnel". Les rapports de force n'empêchent toutefois pas une "logique de cohabitation" entre la puissante confrérie et l'armée, ajoute-t-il.

Les Frères musulmans -à travers notamment leurs influents réseaux caritatifs locaux et leur présence dans les syndicats professionnels- et le système politico-militaire "sont les deux entités qui co-gèrent déjà dans la pratique l'Egypte depuis le président Sadate", relève le chercheur.

Les révolutionnaires vigilants

Difficile de savoir comment, dans ce contexte, Mohamed Morsi pourra mettre en œuvre le programme sur lequel il a été élu : redressement de l’économie axé sur le marché, islamisation progressive et réaffirmation du rôle régional de l'Egypte.

D’autant qu’il devra également gérer les révolutionnaires, qui craignent l’arrivée d’un islamiste au pouvoir, et plus largement les trois quarts des Egyptiens qui n’ont pas voté pour lui. Même s’il est le premier chef d’Etat égyptien à bénéficier d'une victoire ancrée dans les urnes, le taux de participation au second tour ne s'est élevé qu’ à 51,7% des suffrages. L’exercice du pouvoir n’en sera que plus difficile.