"Le feu couvait sous la cendre"

Selon les ONG, les violences ont fait au moins 35 morts depuis ce week-end
Selon les ONG, les violences ont fait au moins 35 morts depuis ce week-end © Reuters
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Assiya Hamza , modifié à
INTERVIEW - Le chercheur Karim Emile Bitar décrypte pour Europe1.fr la contestation en Tunisie.

Karim Emile Bitar est chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste du Proche et Moyen-Orient et des questions sociétales relatives au monde arabe.

Les annonces du président Zine El Abidine Ben Ali vont-elles ramener le calme ?

Je crains malheureusement que le discours du président ne suffise pas à calmer l’exaspération de la jeunesse. Il a fait un certain nombre d’annonces peut-être significatives en matière économique, en matière d’emplois, il a donné des chiffres, etc. Mais quand bien même ses promesses seraient sincères, quand bien même il pourrait les tenir, cela ne suffira pas car la jeunesse tunisienne n’aspire pas uniquement à de meilleures conditions sociales et économiques mais également à beaucoup plus de liberté politique

Quelles sont les causes profondes de cette grogne sociale ? Est-ce que cela couvait depuis longtemps ?

Le feu couvait sous la cendre depuis de nombreuses années. Cette affaire du marchand ambulant qui s’est immolé est assez symptomatique parce que lui-même était jeune diplômé de l’enseignement supérieur. Sa cause était donc symbolique de celle de nombreux sur-diplômés en Tunisie qui se retrouvent privés d’opportunités économiques. La Tunisie a beaucoup investi dans le secteur universitaire, elle a permis à des étudiants même dans des zones rurales d’avoir accès à un enseignement supérieur. Malheureusement ceux-ci se retrouvent sans opportunités professionnelles concrètes à leur sortie de l’université ce qui créé une amertume. Si on ajoute à cela la privation politique, cela produit un cocktail assez explosif dont nous voyons les conséquences.

Le président Ben Ali a parlé "d’éléments à la solde de l’étranger" lors de son discours. Pourquoi y voit-il la main de l’extérieur ?

C’est un procédé assez classique qu’utilisent la plupart des régimes autoritaires arabes. C’est d’ailleurs quelque chose qui n’est pris au sérieux ni par les journalistes ni par les jeunes des pays concernés. C’est assez facile. Je crois que certains officiels tunisiens ont critiqué la chaîne Al-Jazeera parce qu’elle mettait un peu en lumière ce qui se passait en Tunisie. Quand bien même il y aurait quelques agitateurs, le fait que se soit un complot orchestré de l’étranger, ce n’est pas un argument qui peut convaincre la jeunesse tunisienne.

Est-ce que cela pourrait aboutir à une alternance en Tunisie ?

C’est la question la plus délicate. Malheureusement, on ne peut être qu’un peu pessimiste. Pour qu’il y ait alternance, il faut des relais politiques, des forces politiques sur le terrain qui soient suffisamment solides pour incarner ce mouvement de protestation. Or, toute l’opposition tunisienne depuis des dizaines d’années a été progressivement laminée ou réduite au silence. Elle n’est donc pas véritablement organisée. Les quelques figures de l’opposition sont parfois présentes en exil. Elles ne sont pas forcément connues en Tunisie. Il sera donc difficile de s’organiser politiquement pour transformer l’essai, pour que ces revendications sociales et économiques, cette exaspération de la jeunesse trouvent à s’incarner dans un mouvement politique qui offrirait une alternance. Là-dessus, on ne voit toujours pas quelle pourrait être la suite des évènements. On est dans une phase de tournant historique mais on va en quelque sorte vers l’inconnu à ce stade.

Pourrait-il y avoir une contagion au Maroc ?

C’est très difficile à dire. Depuis les années 50- 60, il y a souvent eu un effet de mimétisme entre les pays du Maghreb. La situation du Maroc est quelque peu différente. Il y a bien sûr quelques lignes rouges qu’il ne faut pas franchir : la personne du Roi, la question du Sahara occidental. Mais la marge de libertés est relativement plus grande qu’en Tunisie. En tous cas, il y a dans la plupart des pays du Maghreb et également en Egypte un sentiment parmi la jeunesse que les régimes sont vieillissants, qu’il faut en finir avec les régimes autoritaires donc c’est quelque chose qui pourrait avoir des ramifications dans l’ensemble du monde arabe pas uniquement dans le Maghreb. La jeunesse égyptienne regarde d’assez prêt ce qui se passe en Tunisie et en Algérie.

Quelles sont les marges de manœuvres de la communauté internationale pour calmer le jeu ?

La société civile tunisienne, les intellectuels reprochent souvent à la France, aux Etats-Unis et à la communauté internationale de faire preuve d’un peu trop d’indulgence envers leur régime. Pour la France, c’est particulièrement délicat parce qu’il y a souvent des accusations d’ingérence, encore plus en Algérie. Par ailleurs, il y a le fait que le régime se pose en rempart contre l’alternative islamiste avec les intégristes. Il faut donc trouver la juste mesure dans la condamnation de la répression, dans la condamnation des atteintes aux libertés sans donner pour autant l’impression qu’on cautionne la déstabilisation de la Tunisie. Les Etats-Unis ont haussé le ton un tout petit peu hier. Pour l’instant, j’ai l’impression que le quai d’Orsay en France attend d’y voir plus clair. Mais en tout état de cause, les jeunes tunisiens reprochent aux pays occidentaux cette indulgence pour leur régime. Ils estiment que si un événement du même type avait eu lieu dans un autre pays, les réactions auraient été beaucoup plus vives.