Une "Hadopi" pour réguler le Web pourrait-elle voir le jour ?

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INTERNET - À quoi ressemblerait une commission qui lutterait contre les discours haineux sur Internet ? Éléments de réponse.

Racisme, antisémitisme, apologie du terrorisme : en France, il n'existe pas de commission ni d'autorité chargée de surveiller les propos tenus en ligne, que ce soit sur les réseaux sociaux, les blogs ou via des vidéos. Mais cela pourrait bien changer : la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH) a proposé le 12 février dernier de créer une autorité indépendante s'inspirant de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet qui lutterait contre ce fléau du Web. Europe 1 dresse le portrait de cette hypothétique commission, cousine éloignée de la Hadopi.

>> Pourquoi cette autorité devrait être indépendante. La question d'une telle autorité n'est pas nouvelle et la question d'attribuer de tels pouvoirs de régulation à la Hadopi ou au CSA a notamment été évoquée par le CNCDH. Mais pour Marc Rees, rédacteur en chef du site NextInpactet spécialiste de la question, c'est impossible. "La Hadopi est par définition dédiée à la propriété individuelle. C'est son ADN, donc ça déborderait de son champ de compétence". Et le CSA ? Le Conseil supérieur de l'Audiovisuel est consacré, comme son nom l'indique, au milieu de l'audiovisuel, c'est-à-dire la télévision et le cinéma. Un secteur déjà "très sensible" duquel il serait délicat de dévier, estime Marc Rees interrogé par Europe 1. "Avec une autorité dédiée, indépendante à la fois vis-à-vis du secteur privé mais également détachée du gouvernement, cela éviterait de se questionner sur son champ d'action", préconise le spécialiste.

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>> Quelles étapes pour la création d'une telle autorité ? La première étape serait de faire passer une loi pour nommer une telle commission ou autorité. "Le gouvernement devrait alors effectuer une premier tour de nominations par décret, comme pour la Hadopi", imagine Marc Rees. "Ensuite, l'autorité pourrait vivre par elle-même. Dès lors qu'une telle autorité est cadrée par la loi, il faut lui attribuer un budget propre." Une fois encore, on peut imaginer un statut proche de celui de la Hadopi : "un financement voté par la loi des finances après audition de la loi Hadopi", s'avance notre expert. Le projet peut alors passer à l'action.

>> Qui pourrait y siéger ? Pour Marc Rees, "il faudrait avant tout des magistrats". Car à en croire le journaliste, "il y a de nombreux magistrats spécialisés dans les abus sur la liberté d'expression" qui lui semblent "plus qualifiés". Quid de représentants religieux ou d'association de défense pour les droits des internautes (la Quadrature du Net par exemple) ? Trop délicat, affirme Europe 1 le rédacteur en chef de NextInpactà : "mieux vaut éviter le 'juge et partie' qui pourrait être reproché avec ces acteurs en cas de conflit".

>> Quel serait son rôle ? C'est vraisemblablement le chantier le plus sensible de la création de cette très hypothétique entité. Dans ses recommandations, la CNCDH envisage une structure qui serait "dotée d'une mission générale de protection des droits et libertés du numérique". Un rôle à mi-chemin entre l'intermédiaire et le gendarme pour bouter hors du Web français les propos haineux, antisémites et racistes sans pour autant entraver la liberté d'expression si chère à notre pays.

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"Puisque nous sommes parvenus à supprimer la circulation d'images pédopornographiques sur les réseaux sociaux, alors nous devons agir de la même manière contre ceux qui font l'apologie du racisme, de l'antisémitisme et du négationnisme", s'est avancé François Hollande lundi lors de son discours à l'occasion du dîner annuel du CRIF. Problème : il ne suffit pas de claquer des doigts pour délimiter ces fameux contenus problématiques. Car "les infractions incriminant les discours de haine, abus de la liberté d'expression, présentent une spécificité telle qu'il n'est pas permis de les intégrer dans le code pénal", écrivait la CNCDH dans un rapport publié en février.

La ministre de la Justice Christiane Taubira est également allée dans le sens des propos du président de la République, en déclarant dimanche "vouloir étendre la possibilité de blocage des sites terroristes et pédopornographiques existant dans la loi aux sites racistes et antisémites", précise Le Monde. Mais une fois de plus, le quotidien affirme que "les défenseurs des libertés estiment qu'il s'agirait d'une mesure potentiellement dangereuse", étendant un dispositif d'exception prévu pour être "un dernier recours".

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Enfin, Marc Rees imagine également un système de garde-fou pour éviter les abus d'une telle autorité. "Pourquoi ne pas dénoncer les abus d'abus ?", s'interroge ainsi le journaliste.

>> Une autorité qui a peu de chances de voir le jour. Malgré tous ces éléments qui permettent de dessiner une hypothétique Hadopi qui régulerait les contenus du Web, les chances de voir naître une telle autorité sont minces assure Marc Rees. Tout d'abord, la création d'une telle commission coûterait plusieurs millions d'euros, un budget que ne peut se permettre l'équipe du gouvernement actuel. Les freins techniques (suppressions de messages en ligne, coupure éventuelle de la ligne Internet des internautes enfreignant les lois, etc) sont également autant d'obstacles de taille.

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Mais à en croire le spécialiste, il s'agit avant tout d'un "bras de fer entre le gouvernement et les acteurs américains". "La stratégie du gouvernement, à moyen terme, c'est de charger la barque des géants du Web pour que ce soient eux, les Apple, Facebook, Twitter et Google, qui fassent le ménage au sein de leurs propres outils", croit savoir l'expert. "Bernard Cazeneuve vient justement de rencontrer les mêmes géants du Web chez eux, en Californie, et les a invités à venir signer une charte en avril prochain à Paris ayant pour objectif d'accentuer la lutte contre les contenus haineux. Une charte qui n'engage pas à grand-chose, mais qui permettra, lors d'éventuels futurs incidents en ligne, de se tourner vers ces mêmes Google & Co pour pointer leur responsabilité", affirme Marc Rees.

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En responsabilisant les réseaux sociaux et autres mastodontes du Web, le gouvernement se dédouane ainsi de toute responsabilité directe dans les débordements en ligne. Mais cela laisse aussi libre champ à ces mêmes acteurs en ligne de façonner à leur façon la liberté d'expression. "On le voit par exemple avec l'algorithme de Facebook qui censure par exemple le tableau L'Origine du monde mais qui laisse en ligne la vidéo de la décapitation d'une femme en Amérique du Sud", regrette le rédacteur en chef de NextInpact. Un équilibre fragile vers lequel semble pourtant vouloir se diriger le gouvernement .