Procès de la filière djihadiste : le séjour chaotique des Strasbourgeois en Syrie

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Chloé Pilorget-Rezzouk , modifié à
Au troisième jour de leur procès, le tribunal s’est intéressé en détail au voyage syrien des sept prévenus, partis en décembre 2013.

"Dès qu’on est arrivés, on devait trouver une kounya (surnom musulman, utilisé comme nom de combattant ; ndlr)", indique Banoumou Kadiakhé, vêtu d'un pull vert sapin ajusté. Mercredi, au troisième jour d’audience du procès de la filière djihadiste de Strasbourg, le tribunal correctionnel de Paris s’est attaché à détailler le déroulé chronologique du séjour de la bande d’amis partis en Syrie, en décembre 2013. Une tâche ardue compte tenu de leurs nombreux déplacements et du contexte très complexe de la rébellion syrienne, fin 2013 et début 2014. Et qui a valu une audience parfois laborieuse, laissant poindre quelques moments de dispersion chez les prévenus à l'humeur plutôt détendue.

La case "combattant". Peu après leur arrivée en Syrie dans la nuit du 17 au 18 décembre, les apprentis djihadistes doivent d'abord répondre à un questionnaire de l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL), renommé aujourd'hui Etat islamique. Sur toute la bande, un seul parle arabe, Mohamed Attay. Pour renseigner la raison de leur venue, ils ont deux choix sur le formulaire : mourir en martyr ou combattre. Tous cochent la case "combattant". "Y avait pas urgentiste ou ambulancier, c’est pas un listing de métiers. C’est : 'tu fais ça ou ça', sinon t’es mal barré", expliquait la veille le jeune homme, cheveux sombres tirés en queue de cheval. Karim Mohamed-Aggad, lui, est "venu combattre le régime de Bachar Al-Assad", comme son copain Radouane Taher, assis à ses côtés dans le box. 

On leur retire argent et téléphone. Ils n’ont droit de conserver qu’une à deux tenues chacun. Ils pensaient pourtant retrouver à la frontière leur "recruteur" Mourad Fares, qui les a "sensibilisés" au conflit syrien. Mais il n’est pas là. Ce n’est que le 23 décembre que le Haut-Savoyard leur rend visite dans la villa où ils sont logés, près d'Alep. "Il nous a rassuré, nous a dit qu’on était là que pour quelques jours et qu’on allait bientôt le rejoindre", raconte l'un des sept prévenus jugés pour association de malfaiteurs en vue de commettre des actes terroristes. Fares vient même avec des chocolats. Et ils peuvent, pour la première fois depuis leur passage de la frontière turco-syrienne, contacter leurs familles.

"Vous auriez suivi Fares avec n’importe qui?" Les Strasbourgeois sont ensuite transférés dans un camp d’entraînement de l’EIIL, où ils restent une quinzaine de jours. Une question taraude la présidente, qui ne va cesser d’y revenir : savaient-ils qu’ils allaient être pris en charge par cette organisation ? Quel groupe avaient-ils prévu d'intégrer ? "Pour nous, y avait que deux camps : celui de la rébellion et celui de Bachar", dit Mohamed Hattay. "On ne savait pas où on allait atterrir", abonde Karim Mohamed-Aggad, dans le même box.

La présidente, insiste, souhaite connaître leurs réelles intentions de départ. Tous ont le même discours : ils pensaient juste retrouver Fares et son groupe. "Mais vous l’auriez suivi avec n’importe qui ?", intervient une avocate de la défense, Me Françoise Cotta. "Oui", concède l'un. Alors affilié à l'EIIL, Mourad Fares leur dira vouloir monter sa propre "katiba" (groupe de combattants ; ndlr). Comme la veille, son nom revient régulièrement dans les débats. Mais la présidente assure, une nouvelle fois, qu'il serait "compliqué" de l'entendre.

" C’est : 'tu fais ça ou ça', sinon t’es mal barré "

Au camp d'entraînement, les journées commencent à cinq heures par la prière du matin. Les Strasbourgeois s'exercent à réciter correctement les sourates, font de la course à pied, des pompes, des exercices physiques. Ils suivent aussi des cours théoriques portant sur le secourisme et le maniement des armes. Mais ces enseignements sont en arabe, ils comprennent mal. Leur alimentation est frugale. Un œuf pour le petit-déjeuner et un dîner. "J’ai du perdre 8 kilos en 15 jours", rapportait Banoumou Kadiakhé dans l’une de ses dépositions. Les prières ponctuent la journée. En fin de formation, les élèves peuvent tirer à la kalachnikov. Mais tous ne l'auraient pas fait : Ali Hattay et Karim Mohamed-Aggad nient par exemple avoir essayé. Des clichés de ce dernier, où il pose avec une kalachnikov - "pas chargée" - ont toutefois été retrouvés par les enquêteurs. 

Maltraité pour avoir refusé l’entraînement. Miloud Maalmi, lui, est arrivé à l'entraînement deux jours après ses camarades. Tiré à quatre épingles comme la veille, pull jaune près du corps et col de chemise apparent, il raconte dans le box : "J’ai voulu tout faire pour éviter le camp, j’ai demandé à voir un médecin. A partir de ce moment-là, ils ont émis certains doutes sur ma personne." Il est mis à l’écart 48 heures. Deux jours durant lesquels il subira des maltraitances, a-t-il expliqué aux enquêteurs. Incité par la présidente à les évoquer devant le tribunal, il refuse "pour des raisons de pudeur".

"Je vais les lire", insiste la magistrate. "Ils m’ont plusieurs fois uriné dessus ; quand j’avais faim, ils me forçaient à manger leurs excréments, et une personne s’est masturbée sur mon visage". Miloud Maalmi tourne le dos à la salle d'audience. Dans les deux box se faisant face, les prévenus baissent la tête. "On ignorait qu’on pourrait subir ce genre de sévices là", lâche Karim Mohamed-Aggad. "C’est pas la torture en elle-même qui nous étonne, c’est le fait qu’il puisse se passer ce genre de choses chez les gens qu’on était venus aider", développe un autre prévenu.

La mort des Boudjellal a "enfoncé le clou". Un soir début janvier, ils sont évacués du centre de formation en raison de "menaces de bombardements". Le groupe est divisé. Les frères Yacine et Mourad Boudjellal meurent le lendemain, dans la nuit du 9 au 10 janvier. "On nous a dit qu’ils avaient été piégés dans une attaque surprise à un barrage où ils étaient", rapporte l'un des prévenus. Cette mort leur "a mis une claque", dit Miloud Maalmi. "On tombe de très haut", acquiesce Mokhlès Dahbi, en chemise immaculée. Partis à dix, ils seront sept à rentrer en France. Seul Foued Mohamed-Aggad, petit frère de Karim, restera pour ne revenir que bien plus tard pour se faire exploser au Bataclan, le soir du 13 novembre 2015.

" J’ai voulu tout faire pour éviter le camp d'entraînement "

Fin janvier, le groupe de copains quitte précipitamment la région d’Alep pour celle de Raqqa. Partis en convoi de nuit, ils roulent sans feux cinq à six jours durant. "Un départ en catastrophe" que Karim Mohamed-Aggad qualifie de "retrait stratégique". "On était assiégés, situés entre le régime et l’armée syrienne libre (ASL)". Dans leurs villas, ils entendaient des explosions. Là-bas, ils sont déplacés à de nombreuses reprises, car l’EIIL chasse les groupes ennemis aux alentours, tels Al-Nosra. Mais ils l'assurent tous, "parqués dans une maison", tout au plus chargés de "faire des tours de garde", ils n'ont jamais combattu.

Surtout, avec la perte de leurs copains d’enfance, ils ont réalisé que la situation entre les différentes factions rebelles commençait à dégénérer. "Avant de partir, on nous envoie des 'snap' (Snapchat ; ndlr), on mange des kebabs, et là on se retrouve avec des musulmans qui s’entretuent", pointe Karim Mohamed-Aggad, illustrant bien la désillusion du groupe. "Ça a vraiment enfoncé le clou. On s’est dit qu’il fallait partir", résume Mokhlès Dhabi. Avec une idée en tête : "On va faire genre on leur obéit et quand on a une fenêtre de sortie, on sort."