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Marc Messier brosse ce dimanche le portrait de Suzanne Noël, la pionnière de la chirurgie esthétique, qui réparait les gueules cassées pendant 14-18.

Le grognement d’un monstre. Les larmes d’un cyclope. Plus rien d’humain. Plus de bouche, plus de nez, plus qu’un œil au milieu d’un vague reste de visage. Une bouillie d’os et de chair.  Une gueule fracassée parmi des milliers d’autres. Une gueule explosée, déchiquetée par l’ennemi. Une gueule terrifiante, que personne ne reconnait,  que personne ne peut regarder. Les cris des parents, la stupeur des inconnus. Les enfants qu’on cache. La souffrance d’un homme. Un mort-vivant, qu’on aurait achevé, sur le champ de bataille, quelques décennies plus tôt. Un homme qui va être sauvé, ressuscité par une Femme. Suzanne Noël, l’une des 1ères Femme chirurgiens en France. La 1ère à réparer les visages.

Suzanne Noël. Une jeune femme de bonne famille née en 1878 à Laon. La 3ème République, les instits tout-puissants, la majorité des femmes aux cuisines et dans les salons. Un 1er mariage à 19 ans avec un jeune toubib, qui va la pousser à passer son bac et faire sa médecine, comme on disait à l’époque.  Suzanne est intelligente et bosseuse, elle a du cœur, du cran et du caractère.  Elle va apprendre le job aux côtés d’un certain Docteur Morestin, un crack de la Chirurgie Maxillo-faciale à l’aube du 20ème siècle. Une sommité que Sarah Bernard viendra consulter pour rajeunir, qu’Al Capone tentera de faire venir à Chicago pour effacer ses balafres. Morestin, un magicien de l’anatomie, qui, dès le début de la 1ère guerre mondiale, inventera  la chirurgie réparatrice. Morestin que l’on surnommera  le Père des Gueules Cassées, des blessures qu’aucun médecin de l’époque n’avait jamais vues.

Une peinture d’Otto Dix, une toile de Bacon. Des écarteurs, des casques, des vis et des ressorts. Des morceaux de cuir chevelu avec lesquels on rembourre les trous dans les visages.  Un remplissage complexe. Pour recréer de la matière,  on greffe des peaux, des os. On prend des bouts par ci par là pour reconstituer des mâchoires, des mentons, des joues ou des oreilles. Suzanne Noël est extraordinairement douée pour cela. Non seulement, la jeune interne a des mains de fée, mais elle possède une sorte d’inspiration artistique, nourrie dans les musées, qui lui permet, lorsque le défiguré n’a plus un seul trait humain, de lui créer entièrement un nouveau visage.  

De la sculpture du vivant, des transplantations audacieuses,  des mécanismes ingénieux. Suzanne fait des miracles avec un rien de peau, quelques os et 2, 3 bouts de cartilage. Des petits chefs-d’œuvre à côté des rafistolages grossiers que l’on voit à tous les coins de rue, à la fin de la guerre : Des faux nez attachés à des paires de lunettes, sur lesquels on a fait pousser des moustaches pour le raccord. Des masques de chair, des  masques de fer, des masques en cuivre, en gélatine, en plastique ou en vulcanite.  Des masques ouvragés, peints, à partir de photos d’avant-guerre, des masques généralement souriants pour faire bonne figure. Des gueules grotesques. Le carnaval du désespoir.  

Entre la fin de la guerre et le début des années 20. Suzanne perdra les trois êtres les plus chers de sa vie.  Son 1er mari et le second, qui s’est suicidé, après la mort de leur petite fille, Jacqueline, emportée par la grippe espagnole.  Suzanne  survit et ouvre à Paris  son cabinet de chirurgie réparatrice. Les années folles. Les corsets tombent,  les corps se libèrent, les riches se lâchent. Elle refait des nez, des seins, des cuisses, des fesses. Excellente couturière de la peau, elle va mettre au point les 1ers liftings. Du tiré-cousu-main  au- dessus du crâne, sous les cheveux. C’est elle, aussi, qui imagine les 1ères techniques de dégraissage par aspiration, qu’on appelle aujourd’hui la liposuccion. 

Une pionnière de la Chirurgie esthétique, qui va très rapidement s’engager dans le combat féministe, fondant en France le 1er club de l’association américaine "Soroptimist". Défendre les femmes, leurs droits. La Chirurgie esthétique comme une forme d’action, comme un acte militant, dans lequel Suzanne Noël voit un moyen d’aider ses patientes à s’émanciper socialement et financièrement, en effaçant  leurs rides, elle redonnera un peu de jeunesse, à des femmes licenciées  parce que "trop vieilles",  un peu de jouvence pour qu’elles puissent retrouver un travail.

Suzanne Noël passera la seconde guerre à mondiale dans la clandestinité. A "arianiser " les "nez sémites", à transformer les visages des résistants recherchés par la Gestapo. Après la guerre, ce sera pour effacer les stigmates des survivantes des camps nazis. Suzanne Noël, une vie à sauver des vies. A recoudre un peu l’Humanité.