Sergueï Chtchoukine, le pionnier de l’Art Moderne

"Icônes de l'art moderne, la Collection Chtchoukine" à la Fondation Louis Vuitton jusqu'au 20 février 2017. 4:34
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Portrait de Sergueï Chtchoukine, collectionneur invétéré qui compris le premier le talent des peintres modernes.

Un ciel couvert, des falaises mauves, une fin de journée, près de Dieppe. Deux Tahitiennes déshabillées, alanguies sur une plage de sable rose. Un paradis perdu, pas loin d’une poignée de danseurs, nus, en transe, dans une ronde de couleurs fauves et primaires, par la fenêtre d’un asile, un buisson de lilas bleu. Van Gogh, Matisse, Gauguin, Monet sur les murs d’un Palais Russe. L’œil d’un homme qui, avant tout le monde, il y a plus d’un siècle, a su voir ce qui était beau. L’histoire singulière, tragique et passionnée de Sergueï Chtchoukine, l’un des premiers explorateurs de l’Art Moderne.

 

Une enfance dorée dans le Moscou de la Grande Russie Impériale : les fastes des Romanov, leurs Palais mirobolants, leurs princes tarés et leurs danseuses étourdissantes. Le père de Sergueï est un nabab du textile, marié à l’héritière d’une grande famille de marchands de Thés. Les Chtchoukine ont beaucoup d’argent, dix enfants et des ambitions pour chacun d’entre eux. Sergueï est leur troisième fils et pas le mieux fini. C’est un petit garçon malingre et introverti avec des mots qui lui sortent laborieusement de la bouche, un méchant bégaiement qui le laissera longtemps à la traîne de la fratrie. 1861, le Tsar Alexandre II abolit le servage et Dostoïevski publie "Humiliés et Offensés". Sergueï a 7 ans, personne, dans la famille, ne peut imaginer, que ce petit, à l’air un peu débile, deviendra plus tard, le champion de la dynastie et le plus remarquable collectionneur d’Art du début du XXème Siècle. Un séjour en Allemagne pour soigner son défaut d’élocution. Le petit truc qui change tout. Sergueï revient de Berlin transfiguré, séduisant et plein d’assurance… Il va épouser l’une des plus belles femmes de Moscou : Lydia, une brune splendide dont la famille a fait fortune dans les mines d’Ukraine. Sergueï lui fera 4 enfants en 6 ans. Entre 2 accouchements, Sergueï voyage : L’Afrique, le Royaume Ottoman, la Perse, les Indes. Il écume les marchés et les bazars, pour dénicher les motifs des tissus qui enchanteront les bourgeoises moscovites. Il a l’œil, il transforme tout ce qu’il voit en or. Couronné à la tête de l’entreprise familiale, Sergueï devient un homme immensément riche. Dans la Russie finissante des Tsars, on le surnomme le ministre du commerce.

 

La fierté de son père, le vieux Chtchoukine lui offrira, pour la naissance de son premier enfant, un palais qu’il avait acheté à une princesse. Le Palais Trubetzkoy, un château à deux pas des clochers  "fabulbeux" du Kremlin. En moins de dix ans, Sergueï va composer un musée extraordinaire. Des préraphaélites de ses débuts, à son premier impressionniste, "les Rochers de Belle Île" de Monet, Sergueï achète tout ce qui plait à son œil. Il passe son temps à Paris. Là, où à l’époque, tout s’invente, tout se crée. Là où l’on démolit les canons, ou l’on fiche en l’air les Classiques. Là, où l’on re-pigmente la couleur et où l’on explose les corps. Paris, où Sergueï Chtchoukine va découvrir ce dont personne ne veut : Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Picasso et Matisse, devenu son ami et son mentor. 

Des œuvres violentes, iconoclastes, dégoûtantes pour les bien-pensants du tournant du XXème siècle. "Le Beau est toujours bizarre et étonnant" écrivait Baudelaire. Sergueï est magnétiquement attiré par ces œuvres mystérieuses, dans lesquelles il trouvera l’apaisement lorsque la mort le privera de sa femme adorée et de l’un de ses fils chéris. Le "Beau" comme le seul remède aux grands chagrins. L’Art pour résister à la Mort. A la russe, Chtchoukine voudra que Dieu s’explique : il ira le chercher au fin fond du Sinaï.

 

 

Une caravane de bédouins et de dromadaires dans le désert jusqu’au Monastère Sainte-Catherine. Pendant des jours et des nuits, Sergueï parlera d’Art et d'éternité avec les moines. Il reviendra d’Egypte apaisé. Un rire, une vodka. Il épousera une belle divorcée, professeur de Piano, Nadedja. Il rouvrira les volets du Palais Trubetzkoy et ses portes au public trois fois par semaine. C’est chez lui que les jeunes artistes russes viendront trouver l’inspiration de leur révolution.

Les Bolchéviques à sa porte, Sergueï Chtchoukine abandonnera ses chefs d’oeuvre à Moscou et se réfugiera à Paris. Des diamants cachés dans une poupée de sa fille. Il mourra loin de ses fauves et de son Palais. Une vodka à la main.

Dans sa tête ses souvenirs comme ses plus beaux trésors.