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Dans La vie devant soi, Anne Cazaubon revient sur la verbalisation de nos maux personnels.

Il n’y a qu’à tendre l’oreille pour s’en rendre compte : on est son pire ennemi et, sans même le réaliser, on scie tranquillement d’une main le tronc de l’arbre… que l’on est en train d’arroser de l’autre ! Comme souvent, pour écrire ma chronique, je suis le courant et je me laisse inspirer par l’écrivain Marcel Jouhandeau qui disait : "Si je perdais ma bibliothèque, j'aurais toujours le métro et l'autobus. Un billet le matin, un billet le soir … et je lirais les visages."

On ne soupçonne pas la véritable mine d’or que représente un bus en pleine journée, remplie de poussettes et de caddies du marché. La vie s’y exprime, entre tétines roses et tempes grisonnantes. C’est là, devant moi, que deux grand-mères se reconnaissent et se mettent à échanger quelques amabilités. "Ça va vous ? Oh bah, il faut bien, on fait aller. Mais ça fait du bien ce soleil, parce qu’avec toute la pluie qu’on a eu, c’était tellement triste". Et là je vous épargne les cinq minutes passées à se lamenter sur les jours de pluie passés.

S’ouvre alors un autre chapitre sur la taille du rayon fromage de la supérette du coin, qui a changé. À grand renfort d’adjectifs appartenant au champ lexical de la tristesse, de la mélancolie, du glauque. Les mots sont étrangement forts et lourds de sens pour exprimer quelque chose, qui, de l’extérieur bien sûr, semble bassement pragmatique comme peut l’être un rayon de fromages. Là-dessus, sans que personne ne la pousse, toute seule, comme une grande dame qu’elle est, cette femme s’assène le coup de grâce en dégainant un : "allez, j’y vais. Je vais me faire violence."

À ce stade-là, on est quand même son propre bourreau. Mieux, on cumule les mandats : victime et bourreau. Et ce qui est dommage, c’est que dans l’équation de Karpman (un triangle à trois facettes), il y a certes la victime, mais aussi le bourreau et... le saveur. Et quitte à endosser les rôles, autant ne pas faire l’impasse sur cette dernière facette. Et si avec nos propres mots on commençait à se sauver soi-même ? Si je ne peux pas changer une situation, je peux au moins changer ma perception des choses, la manière dont je vois tout cela, tout ce qu’il m’arrive et donc la manière dont je verbalise. Parce qu’à priori, une grande partie de mon stress, de mon anxiété, vient de la manière dont je réagis à ce qu’il m’arrive. Et si plutôt que de prendre notre mal en patience, on commençait enfin à prendre notre bien-être en urgence ?