Joie, pluie, Sri Lanka, Ishara S. KODIKARA / AFP 1280 3:37
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Quelques secondes peuvent suffire à retrouver la joie. Même à l'occasion d'un dimanche après-midi pluvieux, comme l'a constaté Anne Cazaubon.

Il suffit d’ouvrir l’œil et de déployer nos antennes pour voir où sont les enseignements de la vie. Et ça marche aussi les jours de pluie ! Vous les avez déjà certainement croisés. La plupart du temps, c’est un dimanche à 16h, en sortie de repas, repus. Ils sont quoi ? Une quinzaine, une vingtaine, toutes générations confondues. Quelques enfants, quelque ados, un peu de poivre et sel dans les cheveux, une canne pour mamie, un tricycle pour le petit-fils. On enfile les parkas et c’est le grand départ pour, au choix, faire le tour du pâté de maison, montrer l’école du petit dernier, l’étang d’à côté, se promener le long du fleuve, filer en forêt ou tout simplement aller voir la mer. Oui, le dimanche en France, c’est le sport national, cette sacro-sainte promenade digestive en sortie de réunion de famille ! Peu importe l’occasion, d’ailleurs. Chacun a fait quelques kilomètres ou même traversé la France pour venir fêter les 90 ans de la grand-mère ou la communion du petit. C’est une cousinade, un anniversaire de mariage… Bref, une occasion de revoir ceux que l’on voit moins, avec lesquels parfois, on a tout un tas de souvenirs communs. Et depuis le café où je me trouve, bien au chaud, je les observe avec amusement.

Ils cheminent, dans leurs coupe-vent qui dégoulinent, la tête rentrée, les mains dans les poches, les pieds en positions 10h10, le cheveu qui frise (quand il en reste) et la truffe humide. Certains s’arrêtent, pour attendre ceux qui sont à la traîne. Je regarde leurs traits de visage et tente de deviner "qui est qui" dans cette famille. C’est comme le jeu "Qui est-ce ?" grandeur nature. Et puis leur ressemblance me saute aux yeux. Au milieu du groupe, il y a ces deux femmes quinquagénaires. L’une a quoi, 54 ans, et l’autre 58. Elles sont sœurs, c’est une évidence tant leurs traits se ressemblent. Mais il n’y a à peu près que cela qui nous mettrait sur la piste. Parce que pour le reste, tout les oppose. Au moins 30 kilogrammes séparent leurs deux silhouettes, mais aussi la coiffure, les vêtements, le chemin, le parcours, le style, l’allure…

Ne jamais sous-estimer la poésie d'un jour de pluie

Comme dans toutes les familles, il y en a certainement une qui trouve que l’autre ne prend jamais de ses nouvelles, que c’est toujours les mêmes qui font l’effort d’appeler. Comme dans toutes les familles, il y en a une qui se demande ce qui a pris à sa sœur d’épouser ce type qui la rend malheureuse. Et comme dans toutes les familles, elles sont persuadées que c’est l’autre qui est la préférée de maman. Comme dans toutes les familles, elles font semblant le temps d’un repas, parce qu’il est trop tard pour mettre tout à plat et comme dans toutes les familles, il faudrait presque un miracle pour que ça change. A moins que… (Note pour plus tard : ne jamais sous-estimer la poésie d’un jour de pluie.)

Sans que personne ne s’y attende, l’une esquisse une glissade, tourne autour de son parapluie, l’ouvre et le referme. L’autre ne se fait pas prier, elle saute dans une flaque, et rejoint sa sœur, pour esquisser une chorégraphie dont elles seules ont le secret. Une chorégraphie élaborée il y a au moins un demi-siècle. Et comme un geyser de spontanéité, qui n’efface rien. Nos deux quinquagénaires virevoltent au beau milieu de la rue, improvisant dans un grand fou rire, une danse qui veut tout dire. Qui dit à chacune d’entre elles que ce lien-là lui manque, que c’est sacré, que c’est unique, et que ça, on ne leur l’enlèvera pas.

Devant leur petite assemblée, ainsi que devant toute la terrasse du café, mais surtout devant leurs enfants, qui visiblement n’avaient pas vu leurs mamans sous cet angle-là depuis longtemps, elles renouent avec la joie, leur joie profonde, leur joie d’enfants. Comme si dans une mare figée, une petite bulle était remontée à la surface et avec elle, avait apporté un peu de fluidité, quelque chose de gratuit, de pétillant. Et vous, quand avez-vous sauté dans les flaques pour la dernière fois ? Comment c’est arrivé ? Quand est-ce que la joie vous a quitté ? Et que faites-vous pour renouer avec elle ?

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