Le modèle allemand, "l'orgueil avant la chute" ?

L'Allemagne fait preuve d'un "contentement excessif", selon le rapport des économistes Jean Pisani-Ferry et Henrik Enderlein.
L'Allemagne fait preuve d'un "contentement excessif", selon le rapport des économistes Jean Pisani-Ferry et Henrik Enderlein. © Reuters
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PERSPECTIVES - L'économie allemande fait des jaloux dans toutes l'Europe. Mais certains la voient déjà condamnée.

"Le succès des réformes passées détourne l'attention de l'Allemagne des défis de long terme". Le pays ferait même preuve d'un "contentement excessif". Ce constat, c'est celui que dresse le rapport des économistes Jean Pisani-Ferry et Henrik Enderlein, commandé par les gouvernements français et allemands et dévoilé jeudi.

Dans ce rapport, les auteurs, et c'était attendu, n'épargnent pas non plus la France, soulignant son "manque d'audace". Mais, plus surprenant, les économistes se montrent sérieusement pessimistes pour nos voisins d'Outre-Rhin. Car de nombreuses menaces pèsent sur l'Allemagne, dont le modèle est pourtant souvent brandit en exemple. Et Jean Pisani-Ferry et Henrik Enderlein ne sont pas les premiers à le souligner. Décryptage.

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L'Allemagne, ce géant…  "Il faut s'inspirer de ce que l'Allemagne a fait" (Manuel Valls, 2011), "je préfère offrir comme perspective à mon pays le modèle allemand que le modèle grec" (Laurent Wauquiez, 2011), "nous, Français, nous ferions bien de nous inspirer du modèle allemand en termes de croissance économique" (Jean-François Copé, 2012), "l'Allemagne a réalisé, il y a 15 ans, les réformes que la France et l'Italie n'ont pas réalisées" (Matteo Renzi, 2014)… Depuis plus d'une décennie, les acteurs politiques européens ne cessent de brandir l'Allemagne en exemple.

Et pour cause, depuis les réformes lancées au début des années 2000 par Gérard Schröder, Berlin tire la moyenne des économies européennes vers le haut. Dette, balance commerciale, croissance…. Depuis cette date, chaque année, la première puissance économique d'Europe bat son dauphin la France dans presque tous les domaines. Entre 2000 et 2012, l'Allemagne perd même deux millions de chômeurs. Et aujourd'hui, son chômage reste en dessous des 5%, quand celui de l'Hexagone dépasse les 10%, selon Eurostat.

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Les économistes Jean Pisani-Ferry et Henrik Enderlein incitent d'ailleurs, eux-aussi, la France à regarder ce qui fonctionne chez son voisin : des emplois plus précaires mais moins taxés,  des procédures d'embauche et de licenciements simplifiées, une meilleure souplesse sur le temps de travail etc.

The Economist Allemagne

© Capture d'écran Twitter

… Aux pieds d'argile. Mais "tout ne va pas si bien que ça en Allemagne", selon Henrik Enderlein, interrogé jeudi matin sur Europe1. La croissance allemande connaît en effet un coup d'arrêt en 2014 : après une croissance en recul de 0,2% au deuxième semestre, l'Allemagne atteint difficilement les 0,1% au troisième trimestre. Selon le FMI, la croissance française pourrait même rattraper celle de l'Allemagne dès 2016. En 2012 déjà, la commission européenne faisait même une prévision incroyable : d'ici 2060, le PIB Français aura progressé de 120%, contre 40% pour l'Allemagne. Des prémonitions crédibles ? Peut-être bien.

Car l'Allemagne, très dépendante des exportations, souffre du ralentissement de l'économie mondiale et de la concurrence des pays émergents. "Les 200 milliards d'excédents commerciaux allemands reposent essentiellement sur deux secteurs : les machines outils et l'automobile. Mais ce sont deux secteurs sur lesquels les pays émergents prennent des parts de marché", précise ainsi Nicolas Barré, directeur de la rédaction des Echos et éditorialiste d'Europe1.

L'Allemagne en déclin ?par Europe1fr

Le pays "n'a pas assez investi, moins de 40% du PIB par an. Le financement des écoles, des routes tout cela en pâtit... En France, ça va plutôt bien pour ça", ajoute Henrik Enderlein, jeudi au micro d'Europe1. Mais surtout, "le pays est en train de vieillir", prévient l'économiste. En effet, alors que la France connaît 12 naissances pour 1.000 habitants, l'Allemagne n'en connaît que huit. Si ça continue, c'est une véritable hécatombe de main-d'œuvre qui se profile : selon l'Union européenne, la population active allemande passerait de 50 millions à 33 millions en 2060.

"D’ici dix ans, la France sera la puissance dominante en Europe continentale", avançait même, en octobre dernier, un article du Daily Telegraph. "Depuis des décennies, les erreurs en matière de politique publique se succèdent. La France peut passer pour l’homme malade de l’Europe, mais les malheurs de l’Allemagne sont plus profonds, enracinés dans le dogme mercantile, la glorification de l’épargne pour son propre compte et la psychologie corrosive du vieillissement", poursuivait encore le quotidien conservateur, après avoir interrogé plusieurs économistes.

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© Reuters

Même les Allemands sont pessimistes. Les économistes allemands sont eux-aussi de plus en plus nombreux à tirer la sonnette d'alarme. "L'Allemagne est en déclin", ose même Marcel Fratzscher, le président de l'Institut de recherches DIW, à Berlin, dans son livre "Allemagne, illusion". "L'économie de ce pays est en échec. Les salaires ont progressé moins vite. La pauvreté, en hausse, touche un enfant sur cinq", renchérit-il.

Même constat chez Olaf Gersemann, chef du service économique du groupe de médias Welt, dans son livre paru en octobre : "La bulle Allemagne". "L'Allemagne est en voie de redevenir 'l'Homme malade de l'Europe'. L'Allemagne se proclame modèle du monde (...) mais l'orgueil précède la chute", prédit ce dernier.

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L'Allemagne a les moyens de réagir. Mais ça, c'est si rien ne change. Car selon le rapport franco-allemand, Berlin peut rebondir… si elle la joue un peu plus "à la Française", en s'ouvrant davantage à l'immigration et en investissant plus. Les auteurs estiment ainsi que "l'immigration doit augmenter", et que le pays doit accueillir 300.000 personnes par an. Autres recommandations : encourager les mères de famille à travailler, diminuer le temps passé aux études et augmenter les bourses étudiantes.

Et le conseil le plus saillant est d'inviter la première économie européenne à investir 24 milliards d'euros supplémentaires dans les trois ans qui viennent. Soit plus du double des 10 milliards d'euros d'investissements promis par Berlin d'ici 2018. Avec le déficit public le plus sein de la zone euro, l'Allemagne a les moyens de faire plus.