Du héros de manga au fraudeur présumé, la fin de l'idylle japonaise de Carlos Ghosn

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Arrêté lundi à Tokyo pour fraude fiscale et malversations, le PDG de Renault Carlos Ghosn était jusqu'alors vénéré au Japon pour son travail à la tête de Nissan puis de Mitsubishi.

L’histoire était tellement belle qu’elle avait été adaptée en manga : Carlos Ghosn, le patron "gaijin" (étranger) était devenu un "sensei" (un maître) respecté dans le monde des affaires japonais. Depuis lundi, un épilogue tragique est venu ternir la dernière page : Carlos Ghosn, vénéré pour son action à la tête de Nissan puis de Mitsubishi, est désormais cloué au pilori après son arrestation pour fraude fiscale. Une chute à la hauteur de son statut, lui qui avait redressé Nissan pour en faire un fleuron de l’industrie automobile japonaise.

Carlos "cost killer" Ghosn. Quand Carlos Ghosn prend la tête de Nissan en 1999, le constructeur nippon est au bord de la faillite. À trop vouloir concurrencer Toyota, dans l’archipel et à l’international, l’entreprise a perdu son identité, s’est endettée et ne parvient plus à renouveler sa gamme de véhicules. Contrainte de s’allier avec un autre constructeur, Nissan trouve son salut auprès de Renault, le numéro 2 français à l’époque. Convaincu que Nissan peut être sauvé, Louis Schweitzer, le patron de la marque au losange, place son bras droit Carlos Ghosn à la tête de l’entreprise et le charge de la restructurer en profondeur.

Le Franco-libano-brésilien débarque donc au siège de Nissan, à Yokohama, en banlieue de Tokyo, au printemps 1999. D’abord chef des opérations, il est propulsé président en 2000 puis PDG en 2001. La méthode Ghosn, drastique, lui vaut rapidement le surnom de "cost killer" ("tueur de coûts"). Dès son arrivée, il supprime 21.000 postes, met fin aux emplois à vie, ferme cinq usines au Japon, rationalise le réseau de sous-traitants et instaure une politique de la performance. Signe de son engagement, Carlos Ghosn met sa démission dans la balance si Nissan ne redevient pas rentable dès l’an 2000.

Patron aux multiples casquettes. Mais les résultats sont au rendez-vous. Dès la deuxième année, Nissan dégage des bénéfices. Devenu PDG, Carlos Ghosn est érigé en modèle au Japon. À tel point qu’en 2001, Superior, un magazine de mangas pour cadres, lui consacre sa propre bande-dessinée, L'histoire vraie de Ghosn-san ("monsieur" Ghosn). Une ode destinée, selon l'éditeur, à "redonner le moral aux employés japonais déboussolés par la crise économique". Et l’idylle entre le dirigeant et l’entreprise n’est pas finie : en 2003, la dette du groupe est totalement remboursée et la croissance dépasse les 30%. Au milieu des années 2000, le constructeur japonais réalise près de quatre milliards d’euros de bénéfices et a réussi à s’implanter fermement aux États-Unis.

Désormais vénéré au Japon, Carlos Ghosn capitalise sur ses résultats pour succéder à Louis Schweitzer à la tête de Renault. Il occupe donc simultanément le poste de PDG de deux des 500 plus grandes entreprises au monde (selon le classement Fortune Global 500), une première dans l’histoire. En 2009, il devient même en prime président des conseils d’administration de Renault et Nissan. Sa rémunération suit puisqu’il fut longtemps un des patrons les mieux payés au Japon, avec près de neuf millions d’euros par an jusqu’en 2017 (salaire fixe et parts variables cumulées).

Une alliance franco-japonaise au sommet. Après avoir lancé Renault et Nissan sur la route de l’électrique au début des années 2010, Carlos Ghosn renforce sa stature au Japon en relevant un nouveau défi : le redressement de Mitsubishi. Empêtré dans une affaire de tests manipulés, le constructeur japonais est en perte de vitesse quand, au printemps 2016, Nissan en prend le contrôle. Cette fois, Carlos Ghosn se contente du poste de président du conseil d’administration de Mitsubishi. Le début d’un retrait dans la gestion quotidienne des constructeurs.

De fait, en avril 2017, à 62 ans, le dirigeant Franco-libano-brésilien laisse le poste de PDG de Nissan à son dauphin, Hiroto Saikawa, tout en restant à la tête du conseil d'administration, pour se concentrer davantage sur l'alliance avec Renault et Mitsubishi Motors, qu'il préside et a porté au sommet de l'industrie automobile mondiale : l’alliance forme le premier constructeur mondial devant Volkswagen, avec 10,6 millions d'automobiles et utilitaires légers vendus en 2017.

Carlos le Japonais. Le partenariat Renault-Nissan-Mitsubishi est aujourd'hui une construction aux équilibres complexes, constituée d'entreprises distinctes liées par des participations croisées non majoritaires. Renault détient 43% de Nissan qui possède 15% du groupe au losange, tandis que Nissan possède 34% de son compatriote Mitsubishi Motors. Carlos Ghosn est la clé de voûte de ce groupe aux équilibres subtils. Il combine des gouvernances d'entreprise distinctes, pour respecter les particularités culturelles, tout en partageant ses capacités industrielles afin de dégager des économies d'échelle comparables à celles d'une société intégrée. À tel point qu’il a parfois été accusé, en France, de privilégier les intérêts japonais.

Un modèle tombé en disgrâce. La chute de Carlos Ghosn n’en est que plus brutale. Interrogé puis placé en état d’arrestation, le dirigeant de 64 ans est accusé d’avoir sous-évalué de moitié sa rémunération depuis 2011, soit cinq milliard de yens (38,8 millions d'euros) non déclarés au fisc. Il est également suspecté "de nombreuses autres malversations, telles que l'utilisation de biens de l'entreprise à des fins personnelles", a précisé Nissan lundi.

Au Japon, où l’honneur est une valeur sacrée, frauder entraîne la disgrâce immédiate et Carlos Ghosn ne fait pas exception. La preuve : sans même attendre les conclusions de l'enquête, Nissan a annoncé la tenue d'un conseil d'administration dès ce jeudi pour le démettre de son poste de président de cette instance.