Ah oui, Bruxelles tolère le "patriotisme économique"?

"Le choix que nous avons fait, avec le Premier ministre, est un choix de patriotisme économique", se justifie le ministre de l'Economie, Arnaud Montebourg.
"Le choix que nous avons fait, avec le Premier ministre, est un choix de patriotisme économique", se justifie le ministre de l'Economie, Arnaud Montebourg. © Reuters
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L'exécutif a publié un décret lui permettant de bloquer le rachat de sociétés stratégiques, dont Alstom. Il l'assure : d'autres pays européens l'ont fait. Mais…

Il faut faire attention aux mots. Le "patriotisme économique", ce n'est pas du "protectionnisme" assure le gouvernement français. Au nom de ce "patriotisme économique", l’État vient de publier un décret lui octroyant le droit  de bloquer tout rachat, par une société étrangère, d’une entreprise spécialisée dans le domaine de l’énergie, des transports (Alstom est concerné, donc), de l'eau, de la santé et des télécoms. Mais l'Europe, qui interdit le "protectionnisme", le laissera-t-elle faire? Éléments de réponse.

Ce que change le décret. Concrètement, avec ce nouveau décret, lorsqu’une entreprise étrangère veut racheter une société française d’envergure spécialisée dans les domaines concernés, elle va désormais devoir obtenir l’aval du gouvernement. Ce qui permet à l’Etat d’obliger l’acheteur à prendre certains engagements, sur le maintien de l’emploi par exemple. Un droit qui existait déjà pour les entreprises de la défense nationale (armement, aéronautique, etc.), des technologies de l'information ou des jeux d'argent.

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Bruxelles se saisit du dossier. Mais la Commission européenne a mis jeudi Paris en garde contre toute tentation protectionniste. "L'objectif de protéger les intérêts essentiels stratégiques dans chaque Etat membre est essentiel dès qu'il s'agit de sécurité ou ordre public. C'est clairement prévu dans le traité", a dans un premier temps reconnu le commissaire chargé du Marché intérieur, le Français Michel Barnier. "Mais nous devons vérifier si (cet objectif) est appliqué de manière proportionnée sinon cela reviendrait à du protectionnisme", a-t-il également prévenu.

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Si elle estime qu'il s'agit de "protectionnisme", la Commission européenne peut alors décider de saisir la Cour de justice européenne (CJUE) et déposer un "recours en manquement", pour faire annuler le décret.

Que dit le règlement européen ? Le traité fondateur de l'Union européenne, dont parle Michel Barnier, le "Traité de Maastricht", reconnaît quatre libertés fondamentales : la "liberté d’établissement", la "liberté de circulation des travailleurs, la "liberté de prestations de services" et la "liberté de circulation des capitaux". Or, le décret publié jeudi par le gouvernement français porte directement atteinte à ces libertés, notamment à celle de la "circulation des capitaux".

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Toutefois, rappelle Maitre Vincent Jaunet, spécialiste du droit de la concurrence européenne au cabinet Magenta, "ces quatre libertés ne sont pas absolues. Il est possible de leur porter atteinte". Et la première des raisons de leur porter atteinte, c'est lorsque la santé et la sécurité publiques sont menacées, comme le stipulent les articles 46 à 55 du traité de Maastricht. Ce qui a permis à de nombreux pays européens, dont l'Allemagne par exemple, d'adopter des lois ou décrets donnant au gouvernement un droit de veto en cas d'acquisition d'un groupe national dans les secteurs de la Défense nationale.

Et au-delà des secteurs de la Défense et la Santé ? La seconde raison permettant de "porter atteinte" aux libertés fondamentales, en revanche, est un peu plus floue. Il faut que le décret ou la loi soient motivés par des "raisons impérieuses d’intérêt général", explique Me Vincent Jaunet. Or cette notion n'apparaît dans aucun texte européen. Elle est, en revanche, souvent évoquée dans des jugements de la Cour de justice européenne (des exemples ici) et qui ont fait jurisprudence. Des raisons aussi diverses que la protection des intérêts énergétiques, des consommateurs, des travailleurs ou même des animaux ont pu être évoqué pour valider un texte. En clair, c'est à la Commission européenne de trancher et de décider de lancer ou non un recours contre un texte menaçant les libertés fondamentales. Et c'est à la Cour de justice européenne de valider ou non ce texte.

Alstom

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En juin 2002 par exemple, l'Etat français s'est fait retoqué, par la Cour de justice, sa "golden share" (action en or) dans la société pétrolière ELF, une sorte d'action conférant à l'Etat un droit de véto dans l'entreprise. En revanche, la même Cour de justice a validé, la même année, la "golden share" de la Belgique dans la société Distrigaz. Les deux pays se fixaient le même objectif : pérenniser les approvisionnements du pays en gaz. Mais la Belgique, contrairement à la France avait réglementé sa "golden share" : le véto ne devait s'utiliser qu'en cas d'extrême menace sur les intérêts du pays. "C’est la notion de 'proportionnalité' dont parle Bruxelles", explique Me Vincent Jaunet.

D'autres pays se plient au "patriotisme". La mesure adoptée jeudi "existe déjà ailleurs" en Europe assure Matignon, pour rassurer la Commission européenne. En Italie notamment, le gouvernement a un droit de veto étendu aux secteurs de l'énergie, des télécommunications et des transports. Rome peut s'interposer en cas de "menace effective de grave préjudice aux intérêts publics liés à la sécurité et au fonctionnement des réseaux et installations et à la continuité des approvisionnements". Mais lorsqu'il s'agit des questions de maintien de l'emploi, rien n'est stipulé. Et Rome ne s'est jamais servi de son véto pour ces raisons là. "C’est une analyse au cas par cas que les juridictions communautaires se livrent", conclut Me Vincent Jaunet. La balle est donc désormais dans le camps de Bruxelles.

 

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