Pierre Bergé, par amour de l'art

Le nom de Pierre Bergé s'associe à celui de nombreux artistes, dont Bernard Buffet et Yves Saint Laurent.
Le nom de Pierre Bergé s'associe à celui de nombreux artistes, dont Bernard Buffet et Yves Saint Laurent. © PATRICK KOVARIK / AFP
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Romain David , modifié à
Pierre Bergé, l'homme d'affaires, président du Sidaction et compagnon d'Yves Saint Laurent est mort vendredi à 86 ans.

Il fut l'un des principaux acteurs de la vie culturelle et mondaine française de la deuxième moitié du XXème siècle. Pierre Bergé, entrepreneur, homme d'affaires, mécène et grand collectionneur d'art, dont le nom reste indissociable de celui du couturier Yves Saint Laurent, est mort vendredi 8 septembre 2017 à 86 ans. Europe 1 revient sur une vie débordante avec souvent le même fil conducteur : une passion sans fin pour l'art et les artistes.

L'ami du Paris artistique de l'après-guerre. Né sur l'île d'Oléron le 14 novembre 1930, Pierre Bergé débarque à Paris à 17 ans, sans avoir passé son baccalauréat. Le jour de son arrivée, alors qu'il remonte les Champs-Elysées, il voit le poète Jacques Prévert tomber accidentellement du premier étage des studios de la Radiodiffusion française. Une rencontre fracassante qui marque l'entrée du jeune provincial dans le Paris intellectuel de l'après-guerre. Très vite, alors qu'il se rêve journaliste, Pierre Bergé fréquente les écrivains Mac Orlan, Jean Giono et Jean Cocteau, croise Louis Aragon, Jean-Paul Sartre ou encore André Breton, le pape du surréalisme.

Toujours, Pierre Bergé appréciera la compagnie des grands noms du monde de l'art, partageant sa vie avec au moins deux d'entre eux. Son premier amour est peintre, il s'appelle Bernard Buffet. Les deux hommes se sont rencontrés en 1950. Bergé va gérer sa carrière pendant, Buffet est alors l'un des artistes les plus demandés, mène grand train, dilapide au côté de Pierre la fortune amassée avec ses toiles. Mais au bout de huit ans, une rencontre signe la fin du couple.

L'amour fou. En janvier 1958, Pierre Bergé assiste à la première collection présentée par Yves Saint Laurent chez Dior. "Je suis celui qu'il a rencontré le jour où il a rencontré la gloire. Ce n'était pas facile de faire en même temps ces deux rencontres", ironisait-il auprès du Monde en 2010. Le coup de foudre est immédiat, et réciproque. Pierre Bergé a 28 ans, Yves Saint Laurent 21 ans. Quand le couturier est licencié de chez Dior et sombre dans la dépression, Pierre Bergé l'aide à relever la tête. Les deux hommes lancent alors leur propre maison de couture. Bergé s'occupe des ventes et du volet financier : le succès de la collection "Hommage à Mondrian", présentée en 1965, fait décoller leur affaire.

Mais le poids du succès écrase Saint Laurent, qui sombre peu à peu dans l'alcool et la drogue, multiplie les incartades. En 1976, Pierre Bergé claque la porte de leur somptueux domicile parisien. "Je n’ai pas quitté la rue de Babylone de gaieté de cœur. Je suis parti pour me sauver. Je me voyais impuissant, incapable de le sortir de là, et je détestais cela", expliquait-il à Paris-Match en 2014. Il reste pourtant présent au côté du couturier. Les deux hommes se retrouvent dans les deux villas qu'ils ont acquises à Marrakech : la villa du Serpent et le Jardin Majorelle. Une passion commune pour le Maroc, qui transpire au fil des collections d'Yves Saint Laurent, de plus en plus colorées et ethniques à partir des années 1970, tandis que Pierre Berger avoue : "Je me sens Marocain".

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Pierre Bergé avec Yves Saint Laurent et Catherine Deneuve, l'une des muses du couturier. PIERRE GUILLAUD / AFP

"Sa force était pour moi quelque chose d'important. Je pouvais me reposer sur lui quand j'étais un peu essoufflé", confie Saint Laurent dans un entretien. Lorsqu'il s'éteint, le 1er juin 2008, Pierre Bergé prononce devant un parterre de personnalités un bouleversant éloge funèbre : "Comment aurais-je pu imaginer que cinquante années plus tard nous serions là, face à face, et que je m'adresserais à toi pour un dernier adieu ? C'est la dernière fois que je te parle, la dernière fois que je le peux. Bientôt, tes cendres rejoindront la sépulture qui t'attend dans les jardins de Marrakech."

Un requin des affaires, aux multiples activités. Pierre Berger a toujours assuré qu'il n'aimait pas l'argent, qu'il s'était contraint à faire des affaires par nécessité, d'abord pour soutenir le lancement d'Yves Saint Laurent. À la fin des années 1970, alors que s'internationalise la maison de couture et que les franchises explosent, l'industriel amasse des fortunes. Il dirige l'entreprise d'une main de fer, ses fameuses colères font vaciller les murs du 5, avenue Marceau, et se finissent souvent par un mot ou un énorme bouquet adressé au malheureux ou à la malheureuse qui a essuyé les foudres du patron.

Devenu millionnaire, il soutient l'acquisition d'une toile de Georges de La Tour par le musée du Louvre, ou encore la rénovation de plusieurs salles à la National Gallery de Londres. En 2009, il se sépare de la collection fleuve de peintures et d'objets d'art acquise avec Yves Saint Laurent en un demi-siècle. Parmi les lots : Goya, Picasso ou encore Cézanne. En 2015, c'est au tour de sa bibliothèque de livres rares d'être vendue, on y trouve notamment une édition de Madame Bovary dédicacée par Gustave Flaubert à Victor Hugo.

En 2010, il satisfait d'une certaine manière sa vocation frustrée pour le journalisme en prenant le contrôle, aux côtés de Xavier Niel et Matthieu Pigasse, du Monde alors en difficultés financières. Il fut également à l'origine de la fondation du magazine Têtu en 1995. "Mon prof de latin-grec m'avait dit : 'la première chose que va vous demander un directeur de journal c'est si vous avez votre bac'. Le pauvre homme est mort, sans ça je lui aurai écrit : 'je n'ai pas le bac, mais j'ai acheté Le Monde !'", taclait-il dans Le Gros Journal de Canal+.

Un homme d'engagement… et de polémiques. Homme de gauche, il se lie d'amitié avec François Mitterrand dans les années 1980, et soutient activement la seconde campagne présidentielle. Au-delà de ses affinités politiques, Pierre Berger fut aussi un militant acharné de la cause homosexuelle, soutenant activement le mariage pour tous, mais aussi l'une des figures de proue de la lutte contre le Sida en prenant en 1996 la direction du Sidaction, une association collectant des fonds pour soutenir la recherche contre la maladie. Un combat pour lequel il ne ménage pas ses prises de parole. On se souvient, en 2009, de ses déclarations fracassantes contre le Téléthon qu'il accuse sur France Info de détourner la générosité des Français, "d'une manière populiste, en montrant des enfants myopathes, en exhibant le malheur des enfants". Des propos qui le conduisent devant la justice où il est notamment condamné à 1.500 euros d'amende pour diffamation.

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Durant le second septennat, Pierre Bergé s'affiche beaucoup avec François Mitterrand. PASCAL GEORGE / AFP

Plus récemment, il avait encore suscité de nombreux commentaires, déclarant en 2012 dans une manifestation à propos de la GPA : "Moi, je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l'usine, quelle différence ?".

Dernier chapitre d'une vie aux multiples facettes : en mai 2017, Pierre Bergé avait épousé le paysagiste Madison Cox – encore un artiste –, rencontré quarante ans plus tôt. Vice-président de la Fondation Pierre Bergé - Yves Saint Laurent, Madison Cox sera finalement chargé de parachever l'œuvre de son mari : l'inauguration en octobre des deux musées consacrés à Yves Saint Laurent, à Marrakech et Paris. À l'inverse de François Mitterrand, Pierre Bergé ne croyait pas aux forces de l'esprit. Dans sa dernière interview télé, sur Canal+ en juillet, il déclarait : "Comme on n'a qu'une vie… eh bien, il faut faire beaucoup de choses". Un adage suivi à la lettre.