La voix off au cinéma : "casse-gueule" ou ingénieux ?

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CINÉMA - Le procédé, très prisé par certains réalisateurs, peut aussi plomber une œuvre. Plongée dans l'univers de la voix off, à manier avec précaution. 

"Le 3 septembre 1973, à 18h, 28 minutes et 32 secondes, une mouche bleue de la famille des Calliphoridae, capable de produire 14.670 battements d'aile à la minute se posait rue Saint-Vincent, à Montmartre." Cette phrase, souvenez-vous, ouvre le film de Jean-Pierre Jeunet, Le fabuleux destin d'Amélie Poulain. La voix profonde d'André Dussolier souffle l'histoire au creux de l'oreille du spectateur. La "voix off", utilisée dans certains films ou documentaires, est un procédé narratif qui consiste à faire intervenir, au cours d'une scène, la voix d'un personnage qu'on ne voit pas à l'écran. Il peut s'agir soit d'un narrateur sans visage, soit d'un personnage que le spectateur a déjà rencontré précédemment. La "voix off" est employée par les réalisateurs pour produire des effets très divers.

>> Europe 1 s'est demandé si la voix off au cinéma était plutôt un procédé "casse-gueule" ou ingénieux ?

L'avis de Bruno Cras. Devant Crosswind, sur les écrans depuis mercredi, Bruno Cras, journaliste culture à Europe 1, s'est ennuyé. La raison ? Cette fameuse voix off. La voix qu'on entend dans le film est celle d'Erna, une jeune mère de famille estonienne exilée en Sibérie avec sa petite fille. Durant 15 ans, elle a écrit à son mari pour lui raconter la peur, la faim et la solitude. La voix de cette narratrice, triste, monotone, incarne Erna lisant ces lettres.  Mais le film, en noir et blanc, évoque un sujet grave et la voix off finit de venir plomber l'ensemble d'une œuvre assez indigeste, selon Bruno Cras. "Ça fait Bergman pour les nuls", explique-t-il, insistant sur le fait que la voix off renforce l'impression de monotonie de l'ensemble.

Pourtant, dans certains films qui ont fait leurs preuves, la voix off devient merveilleuse.Parfois, elle est même décisive.

Ces films où la voix off fonctionne parfaitement. Impossible de ne pas commencer par lui pour parler de voix off : Le fabuleux destin d'Amélie Poulain, petit bijou signé Jean-Pierre Jeunet, sorti en 2001. C'est la voix d'André Dussollier que l'on entend. L'acteur raconte, d'une voix nette, la vie des personnages, à la manière d'un conte. Quand on évoque Amélie Poulain, les yeux de Bruno Cras s'illuminent. "La voix d'André Dussolier est géniale. Cette fois, le procédé marche parce que c'est vraiment le 'il était une fois'."

Les exemples de films avec voix off ne manquent pas. Dans La famille Tenenbaum, de Wes Anderson, la voix d'homme qu'on entend est si familière qu'elle pourrait appartenir à l'un des membres de la famille elle-même. Le narrateur connaît parfaitement les personnages qu'il décrit, au point qu'il se permet même des remarques de jugement qui influencent le spectateur : "Ils étaient intelligents. Ils étaient célèbres. Ils étaient, malheureusement pour eux, les enfants d'un homme nommé Royal Tenenbaum."

LA FAMILLE TENENBAUM - Bande-annonce VFpar CoteCine

Quant à Terrence Malick, il est aussi un grand adepte du procédé, de La Balade sauvage aux Moissons du ciel en passant par La ligne rouge. "Solos féminins ou chœur d’hommes, Terrence Malick dirige ses voix off comme des instruments", analyse le critique Gildas Mathieu.

Dans le très beau Manhattan, de Woody Allen, c'est carrément la voix du réalisateur qu'on entend au début du film. Comme un écrivain qui serait en train d'écrire sur une page blanche, la voix off, hésitante, se reprend pour trouver le mot juste afin de décrire New York.

Dans le film de Sofia Coppola, Virgin Suicides, la voix off se partage entre le point de vue de plusieurs personnages, un groupe de collégiens tous plus ou moins amoureux ou fascinés par les sœurs Libsons. La voix emploie d'ailleurs le pronom "nous".

dans le film Adaptation, de Spike Jonze : "Je suis pathétique, je suis un raté", se dit le personnage incarné par Nicolas Cages à travers une voix-off "parasite" qui parvient au spectateur. Durant tout le film, ce dernier ne quitte pas les pensées du héros, parfois aux prises avec la plus étouffante crise intérieure.

Mais alors quand est-ce que ça marche, une voix off ? "La voix off, il faut que ce soit justifié, surtout pas pompeux ou prétentieux", assure le spécialiste du cinéma Bruno Cras qui mesure toute la difficulté d'un "procédé très délicat à manier." Dans un film d'action par exemple, pas de voix off qui tienne selon lui. A moins de vouloir faire de son film, une œuvre décalée. "Le procédé est accepté dans un conte ou quand il s'agit d'une œuvre poétique", résume le spécialiste qui tranche : "Il faut que le film ne puisse tout simplement pas exister sans voix off. Elle ne doit jamais venir se surajouter."

Quelles sont les qualités du comédien voix off ? Michel Rousseau est l'une de ces voix off. Le comédien travaille sur des projets divers, qui vont du documentaire, à la publicité, en passant par le jeu vidéo. Lorsqu'on est "comédien voix off", on travaille sa voix "tous les jours", assure-t-il. Une manière de "l'entretenir". Le comédien voix off doit aussi "constamment lire, écouter et savoir imiter, car il y a des mélodies propres aux documentaires ou aux jeux-vidéo." Son travail lui demande de "savoir s'adapter très vite." Un exemple ? "Sur un même jeu vidéo, je suis parfois obligé de jouer deux personnages", précise Michel Rousseau.

Quelles sont les qualités d'une voix off ? On dit bien "comédien voix off", rappelle Michel Rousseau qui insiste sur l'importance de savoir jouer la comédie pour s'adapter à chaque projet. "Mais le ton naturel, c'est vraiment ce qu'on doit ressentir à l'écoute", insiste-t-il. Sa voix est grave et profonde. "Evidemment, c'est mieux au départ d'avoir un timbre particulier, un 'grain'. Il faut de la personnalité."