Le "coup de sang" de Jérusalem, vu par Pierre Haski

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Lors de sa visite en Israël en 1996, Jacques Chirac est devenu le "héros" du monde arabe en sermonnant le service de sécurité israélien.

22 octobre 1996. Jacques Chirac effectue sa première grande tournée diplomatique en tant que président de la République. Une visite de huit jours à travers six pays – Syrie, Israël, Palestine, Jordanie, Liban, Egypte – pour marquer le retour de la France au Proche-Orient. Mais la promenade dans les rues de Jérusalem tourne mal. Les soldats israéliens sont omniprésents, Chirac ne peut aller saluer les Palestiniens, les journalistes sont bousculés.

Les accrochages se multiplient. Alors, face au responsable de la sécurité israélienne, Chirac explose : "Qu'est-ce qu'il y a encore comme problème ? Je commence à en avoir assez ! What do you want ? Me to go back to my plane, and go back to France ? Is that what you want ? Then let them go. Let them do. No, that's... no danger, no problem. This is not a method. This is provocation. That is provocation. Please you stop now !"

Pierre Haski était l’envoyé spécial de Libération au Proche-Orient lors de cette tournée. Il a eu sa chemise déchirée lors de la bousculade, et dévoile les coulisses de l'épisode :

"Il y avait une grande méfiance du côté israélien vis-à-vis de Chirac, qui était perçu comme beaucoup plus pro-arabe que Mitterrand. On savait que ça allait être tendu, mais on pensait que ce serait plus dans les entretiens avec Netanyahou que dans la rue avec la police. Lors de la promenade dans la vieille ville de Jérusalem, les soldats israéliens bloquaient toutes les ruelles qui accédaient au cortège et tous les magasins. Donc Chirac avançait dans des ruelles désertes. C’était une sorte de visite fantôme, où on lui empêchait tout contact avec la population palestinienne.

Les policiers israéliens bloquaient les journalistes, qui ne pouvaient pas aller librement parler à Chirac, à un conseiller, ou aux gens. Ça a commencé à poser de sacrés problèmes, surtout avec les caméramans et les photographes qui avaient besoin de circuler.

Il y a eu un premier incident, et on est allés voir Chirac pour lui raconter la manière assez rude dont les policiers empêchaient les journalistes de faire leur travail. Chirac a dit : "S’il se passe de nouveau des incidents comme ça, venez me chercher, c’est intolérable, je ne le supporterai pas."

Une demi-heure après, nouvel incident : un journaliste a été écartelé entre les flics qui le tiraient d’un côté, et ses collègues qui le tiraient de l’autre. Les lunettes ont commencé à voler en éclat, les appareils photo, etc. Et donc on est allés chercher Chirac en lui disant : "Ils recommencent." Chirac est venu aussitôt et c’est là qu’il a sorti sa fameuse phrase. C'a été un moment assez exceptionnel. Les autorités israéliennes étaient un peu sous le choc de cette phrase qui était quand même d’une violence… On n’était plus dans la diplomatie classique. Ça a un peu calmé les choses, même s'il y a eu d'autres clashs par la suite.

D'un côté, ça lui a complètement gâché sa visite, cette affaire. Il n'a pas pu serrer la main d’un Palestinien alors qu’il adore ça, et qu'il était venu pour ça. Mais d'un autre côté, c’a été un moment diplomatique très fort pour lui, dont il a tiré profit dans le reste de sa visite parce qu’il est devenu, tout à coup, le héros du monde arabe.

Le soir même, on a vu Chirac, comme tous les soirs pendant les huit jours du voyage. Après les banquets officiels, il venait nous rejoindre dans les bars des hôtels où on était. Il mettait les pieds sur une table, il se faisait apporter une Corona parce qu'il y avait des caisses de Corona qui le suivaient, et il restait à bavarder avec nous pendant une heure. Il était tellement content pendant ce voyage. C’était sa première grande initiative diplomatique et il faisait déjà les gros titres partout. Ce soir-là, il était sur un petit nuage."

Le lendemain, on était à Ramallah, chez Arafat. Quand on entrait dans les boutiques palestiniennes, et que les commerçants voyaient qu’on avait le badge de la délégation française, ils nous faisaient 10% de réduction sur tous les produits, parce qu’on était avec Chirac. Lors de la suite du voyage, en Syrie, en Jordanie, partout où on allait, les gens connaissaient la scène par cœur, parce que CNN l'avait passée en boucle. C’était exactement ce que cherchait Chirac : le signal que la France est de retour et qu’elle comprend la souffrance des Arabes."

Henri Seckel