Drogues de synthèse, l’avant-garde narcotique

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DECRYPTAGE - L’affaire du "cannibale de Miami" a mis en exergue ces nouvelles drogues difficiles à contrôler.

Une drogue encore non-identifiée, un homme nu, abattu en pleine rue de Miami en train de dévorer le visage d’un SDF. Une scène digne d’un film post-apocalyptique. Sauf que ce fait divers est réel : dimanche, un Américain de 31 ans, Rudy Eugene, complètement drogué, a mordu un inconnu jusqu’à lui déchiqueter les trois-quarts du visage.

Depuis, Miami est en pleine descente et s’interroge sur cette substance qui a pû transformer ce jeune homme instable en zombie. Les enquêteurs ont évoqué "une nouvelle forme de LSD" mais ils se sont bien gardés de donner plus de détails. Et pour cause : ces nouveaux stupéfiants, généralement appelés "drogues synthétiques", constituent un nouveau genre en constante mutation et hors de tout contrôle.

QUAND LA DROGUE SE FAIT SYNTHÉTIQUE

Qu'est-ce qu'un psychotrope "synthétique" ? Ces nouvelles substances, on les retrouve en vente sur Internet sous les noms de "sel de bain" ou "engrais", des appellations qui ne désignent pas l’usage réel de ces substances mais permettent de rester plus discrets. A l’intérieur du sachet, on retrouve souvent de la Méphrédone, de la Méthoxétamine ou encore de la Méthylone, produits qualifiés de "drogue de synthèse" car conçus en laboratoire à partir d’ingrédients chimiques bien éloignés de tout produit végétal.

Une première génération il y a un siècle. Ces psychotropes ne sont pas une nouveauté, les premières drogues de synthèse ont été découvertes au tournant du 20e siècle, notamment la MDMA, une amphétamine aujourd’hui appelée ecstasy. Mais les progrès de la science et les recherches de chimistes ont abouti à la multiplication de nouvelles molécules qui prolifèrent depuis le début des années 2000.

A quoi cela ressemble-t-il ? Présentées comme "légales", ces substances sont surtout vendues sous forme de poudre avec des appellations aussi variées que ‘Ivory Soft’, ‘Eight Ballz’ ou encore ‘White Rush’. Même le cannabis a son alter ego de synthèse, désigné comme "Spy", une imitation bien grossière de l’original mais dont les ventes explosent.

NOUVELLE DROGUE, NOUVEAUX RÉSEAUX

Qui les produit ? Avec les drogues de synthèse, c’est un donc nouveau front de la guerre anti-drogue qui s’ouvre : ces nouvelles substances sont en effet produites d’une toute autre manière que les "drogues classiques". Point de zone de production, ni encore de filière très structurée : ce sont de petits laboratoires indépendants qui produisent pour un marché surtout régional, s’évitant ainsi les problèmes de transports et donc de douanes.

Un produit venu de loin, transformé localement. "La plupart des précurseurs (les ingrédients chimiques, ndlr) viennent de Chine, les petits chimistes font essentiellement de la transformation", précise pour Europe1.fr Agnès Cadet-Taïrou, responsable de l’unité ‘Tendances récentes et nouvelles drogues’ au sein de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). La Hollande, le Royaume-Uni et l’Europe de l’Est, terres traditionnelles des drogues chimiques, abritent la plupart de ces installations semi-artisanales. "En France, on n’a, à ma connaissance, jamais repéré d’ateliers, ce qui est aussi le cas pour des drogues plus classiques comme l’ecstasy", ajoute Agnès Cadet-Taïrou.

LA DROGUE QUI REND CANNIBALE, UN MYTHE

Un produit peut-il rendre cannibale ? C’est justement l’un de ces nouveaux produits que le "cannibale de Miami" aurait consommé. Mais, bien que cette drogue n’ait pas été encore identifiée, les spécialistes sont formels : elle n’a pas pû rendre Rudy Eugene cannibale. "Il est possible que cette drogue ait pû provoquer une agitation, voire un délire, c’est possible. Mais du cannibalisme, non. Les drogues n’arrangent pas quelqu’un qui a des pathologies sous-jacentes mais cela aurait pû se manifester par autre chose", estime Agnès Cadet-Taïrou, de l’OFDT.

Aucun lien de causalité. "Il n'y a pas de drogue du cannibalisme et il n'y a pas de lien spécifique entre drogue et cannibalisme. (…) On est moins dans du cannibalisme que dans du comportement désorganisé. Ces substances hallucinogènes ont aliéné Rudy Eugene, qui est devenu totalement étranger à lui-même", confirme au Figarole professeur Michel Lejoyeux, spécialiste de psychiatrie et d'addictologie à l'université Paris 7.

PLUSIEURS PRODUITS, UNE ZONE DE DEAL : INTERNET

Comment sont vendues ces drogues ? La drogue synthétique peut être vendue via un réseau local ou par des connaissances mais c’est surtout sur Internet qu’on la trouve, via des sites ressemblant à n’importe quel commerçant en ligne. La drogue est ensuite envoyée par la Poste. "L’offre de molécules de synthèse explose sur Internet depuis peu", confirme Agnès Cadet-Taïrou, "mais on ne peut jamais vraiment savoir quelle molécule il contient : plus d’une fois sur deux on n’a pas le produit annoncé sur l’étiquette".

Une offre sans cesse renouvelée. Les services sanitaires ont donc le plus grand mal à identifier les produits qui circulent, d’autant "qu’une nouvelle drogue est détectée chaque semaine sur le marché européen. En 2011, cela représente 49 nouvelles substances psycho actives officiellement signalées", précisait fin avril dans son rapport annuel l’OEDT, l’équivalent français de l’OFDT. Du côté de l'agence française du médicament (ANSM), "on examine chaque année environ une dizaine de molécules qui apparaissent sur le marché français", détaille Nathalie Richard, chef du département Stupéfiants et Psychotropes, chargé d’inscrire les substances sur la liste officielle des drogues.

La course du gendarme et du voleur. Même si la France identifie une dizaine de nouvelles molécules chaque année, Nathalie Richard le reconnaît : "on a toujours un train de retard sur ce qui peut se passer car les chimistes sont habiles pour fabriquer constamment de nouvelles substances". Problème : tant qu’une molécule n’est pas identifiée et classée comme psychotropes, elle n’est pas interdite et les forces de l’ordre ne peuvent rien faire.

ESQUISSE DU CONSOMMATEUR

Qui en prend ? "Nous n’avons pas encore de vision représentative, mais on arrive à déterminer plusieurs profils", avance Agnès Cadet-Taïrou, de l’OFDT : "les gens qui se revendiquent d’une culture festive gay, les jeunes qui vont souvent en boite de nuit, les consommateurs curieux déjà expérimentés à d’autres drogues et on commence à voir des populations précaires attirées par les prix".

Cantonnées à certains milieux. "Ces drogues de synthèse restent liées à certains modes de vie et une certaine culture. Tout comme l’usage de la cocaïne a longtemps été restreint à la jet-set et au show-biz, celui des drogues de synthèse reste limité à certains milieux", confirme Nathalie Guez, responsable du Zinc, une structure montpelliéraine spécialement dédiée aux jeunes et qui dépend du Centre de Soins d'Accompagnement et de Prévention en Addictologie.

Les limites du "profilage". Reste une inconnue de taille : les drogues de synthèses étant principalement vendues sur Internet, "la plupart des usagers sont des usagers invisibles, c’est-à-dire qu’on ne les voit pas dans les structures d’accueil. La plupart du temps, la consommation se fait dans un milieu festif privé", précise Agnès Cadet-Taïrou.

LA FRANCE ENCORE ÉPARGNÉE

Quelle situation dans l’Hexagone ? "On est moins touché en France que dans d’autres pays et notamment le Royaume-Uni, qui a vu se multiplier en 2008 les cas de consommation de méphédrone", précise Nathalie Richard, chef du département Stupéfiants et psychotropes à l’ANSM.

Pas d’usage quotidien. "La multiplication de noms et l’effet médiatique peuvent donner l’impression que de telles drogues se retrouvent au coin de la rue mais la réalité du terrain est bien différente. La drogue de synthèse relève souvent de l’expérimentation : on ne prend pas du LSD tous les jours ", confirme Nathalie Guez, qui travaille quotidiennement avec des mineurs à Montpellier.

Un doute : les effets à long terme. Ce renouvellement constant de l’offre de drogues empêche toute phase de test et d’acclimatation, les premières générations de toxicomanes faisant office de cobayes. "On réalise bien des études sur des animaux mais nous n’avons aucun recul sur les effets à long terme", confirme Nathalie Richard, avant de conclure : "on n’a pas besoin de connaître les effets à long terme pour savoir qu’une molécule est toxique".

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